Sexualité, nature ou culture ?
Les anthropologues ont renouvelé l’approche de la sexualité en montrant l’importance de la perte de l’œstrus. La relation entre les sexes est soumise chez les mammifères, y compris les grands singes, à une horloge biologique et hormonale qui détermine les périodes de rut ; pour les humains au contraire, l’absence de cette détermination naturelle met la sexualité sous le signe de la disponibilité permanente. Cette liberté totale fut certainement une des conditions de l’apparition des normes et des interdits qui limitent, dans toutes les sociétés, les usages et les pratiques de la sexualité. C’est pourquoi le mot sexualité est à double sens… Il a un côté positif, relation, sentiment, bien-être, compréhension, échange… Mais aussi un côté négatif : viol, pédophilie, maladies sexuellement transmissibles, SIDA… Depuis que la contraception a dissocié la fonction de reproduction et le principe de plaisir, nous pensions que la sexualité, enfin associée à l’extase sans angoisse, pouvait devenir une activité banalisée et fréquente comme chez les bonobos. Mais le véritable plaisir des humains, c’est de tout compliquer. Tant que nous n’aurons pas de rite de passage à la vie sexuelle, simple et généralisé à tous, nous connaîtrons l’angoisse et/ou la violence du passage à l’acte qui a abouti au processus #MeToo.
approche paléontologique : Pour les hominidés, la marche permanente et exclusive sur deux pieds implique un remodelage de l’architecture du corps entier. Le squelette s’adapte pour absorber les nouvelles contraintes. Le pied se fortifie et se creuse de plusieurs arches, formant la voûte plantaire. Le fémur se redresse et s’allonge. Le bassin, qui soutient à présent le tronc et les viscères, s’élargit. Le trou occipital, point de jonction du crâne et des vertèbres, se recentre. Conséquence, le crâne « s’enroule », rendant possible le développement des aires frontales et une expansion du cerveau qui va devoir gérer de nouvelles compétences. Les mains se différencient des pieds et se spécialisent dans la préhension et la saisie. Cela rend possible la création d’outils et les premières formes de technologie. La bouche, libérée des nécessités de la préhension, est disponible pour le langage. Mais la station bipède a aussi profondément transformé la sexualité et la sociabilité des premiers au sein des groupes préhumains. L’œstrus, ou période d’ovulation, n’est plus perçu directement par des signes visuels olfactifs (fesses rouges, odeurs, vulve saillante…). Les organes génitaux des femelles sont désormais cachés à la vue des mâles, tandis que les zones érogènes se multiplient. La sexualité des hommes, à la différence de celle des grands singes rythmée par des périodes de rut, tend alors à devenir permanente. D’où, sans doute, la formation de familles et de groupes où s’instaurent de nouvelles règles de sociabilité et de parenté.*
approche physiologique : Le « tubercule génital », présent chez l’embryon humain à la fin de la huitième semaine de grossesse, constitue l’ébauche des organes génitaux externes. Il est, à ce stade, strictement identique chez l’embryon mâle ou femelle. Le façonnage des organes sexuels internes débute, chez l’embryon mâle, à la sixième semaine et demie du développement. Pourquoi ? Parce que « s’allume » alors, chez le mâle, un gène primordial du déterminisme sexuel : SRY, situé sur le chromosome Y. Le déterminisme du sexe met en jeu, in utero, des processus génétiques d’une grande délicatesse. Chez l’embryon, les gonades [ovaires ou testicules] et les voies génitales sont les seuls organes à être dotés d’une double potentialité initiale, mâle et femelle à la fois. C’est une lutte permanente, lors du développement de l’embryon, entre les gènes qui font pencher la balance dans le sens masculin et ceux qui la font basculer dans le sens féminin.**
approche sociologique : La notion de sexe est supposée renvoyer au biologique, tandis que la notion de genre se référerait aux rapports sociaux entre hommes et femmes. Ce qui fait l’humain, c’est l’interaction constante et réciproque entre des processus biologiques et des processus de socialisation, de façonnage par les cultures. Le biologique n’implique pas la fixité des rôles et des destins. Dans les années 1950, un endocrinologue américain, John Money, s’intéressait aux individus « intersexuels » (on disait « hermaphrodites ») : des personnes qui naissent avec des caractéristiques sexuelles anatomiques, gonadiques et hormonales qui ne coïncident pas. Le schéma binaire « masculin-féminin » ne pouvait rendre compte de la sexuation de ces individus. Peu après, des médecins-psychiatres ont commencé à travailler sur le transsexualisme. Il s’agit, ici, de personnes qui naissent avec une conformation sexuelle homogène, mais considèrent appartenir à un genre différent de leur sexe de naissance. Face à ces cas de disjonction manifeste entre sexe et genre, il fallait bien séparer ces deux notions. La pensée féministe est une manière complémentaire d’affirmer la nécessité de distinguer sexe et genre. Elle montre qu’on ne peut justifier les hiérarchies sociales ni les inégalités de traitements entre hommes et femmes par des différences biologiques. Aucune programmation génétique ne voue les femmes à faire le ménage ni les hommes à être chefs d’entreprise.***
Approche philosophique : Le cynisme ancien préconise un retour total à la nature et refuse de se soumettre aux interdits qui relèvent de l’arbitraire social. Pour un Cynique, le plaisir que procure la sexualité est un plaisir naturel, instinctif, qui ne diffère en rien de celui que connaissent les animaux. C’est pourquoi ces philosophes admettent, en matière de sexualité, des actes qui choquaient les contemporains, tels que la masturbation ou l’union en public, l’inceste, l’union libre ou encore la communauté des femmes et des enfants. Diogène part d’un principe simple, à savoir que rien de ce qui est naturel n’est honteux, et il en tire toutes les conséquences, même les plus ultimes. C’est ainsi qu’il n’hésitait pas à poser tous les actes naturels en public : « Il avait l’habitude de tout faire en public, aussi bien les œuvres de Déméter que celles d’Aphrodite ». Aussi ne s’étonnera-t-on pas de lire chez Diogène Laërce : « Il se masturbait constamment en public et disait : “Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim” ». Des disciples de Diogène, Cratès de Thèbes est certainement le plus célèbre. Issu d’une riche famille thébaine, il su se défaire de tous ses biens pour s’adonner au cynisme et mener avec son épouse Hipparchia de Maronée une vraie vie de chien qui allait jusqu’à l’union en public. Cratès et Hipparchia firent en effet scandale en consommant leur union aux yeux de tous,A l’arrière de ces prises de position que nous a transmises sous une forme polémique l’Épicurien Philodème (1er siècle ap. J.-C.), se profilent les valeurs qui sous-tendent la morale cynique, à savoir, avant toutes choses, la liberté de l’individu et sa totale indépendance.
* LE MONDE science du 5 décembre 2018, « L’idée du chaînon manquant est un mythe » (Claudine Cohen est auteure de La Femme des origines)
** LE MONDE science du 7 mai 2014, Qu’est-ce qui différencie l’homme de la femme ?
*** LE MONDE science du 7 mai 2014 , « Aucun programme génétique ne voue les femmes à faire le ménage » (Anne-Emmanuelle Berger est directrice de l’Institut du genre au CNRS)