La croissance française fait pschitt en  2016, tant mieux

Le PIB est devenu le mythe de référence médiatique et politique, pourtant il ne dit rien de la réalité de notre système. Selon les chiffres officiels de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), l’économie française devrait croître d’« à peine 1,3 % » en 2016*. Une révision d’importance par rapport aux précédentes prévisions de l’Institut, qui tablait, en juin, sur une hausse de 1,6 % du produit intérieur brut (PIB) pour 2016. Finalement, la croissance sera « comparable » à celle de 2015 (+ 1,2 %). Pourtant, l’économie française a connu, depuis deux ans, une conjonction inédite de facteurs favorables (euro faible, taux d’intérêt au tapis, chute du baril de pétrole). L’exécutif prévoyait, jusqu’ici, une hausse du PIB de 1,5 % pour 2016, et a construit son budget 2017 sur une augmentation équivalente pour l’an prochain. On rappellera cruellement les prévisions de croissance « prudentes et réalistes » du candidat François Hollande dans son programme présidentiel de 2011/12 : croissance 2016, entre +2 et +2,5%. En fait, que ce soit un taux de 1 % ou de 3 %, il ne s’agit nullement de bonheur, mais de comptabilité marchande ignorant les pertes socio-écologiques.

Le PIB ou produit intérieur brut se mesure par la somme de toutes les valeurs ajoutées, c’est-à-dire la production issue de l’activité des entreprises. Cela veut dire plus de marchandises à disposition des consommateur, plus d’accumulation de capital pour les entreprises, plus d’ouverture sur l’extérieur dont nous importons ce que nos exportations nous permettent de financer. Cette croissance économique appelle à une main d’œuvre supplémentaire (travailleurs immigrés, population féminine) et procure l’emploi, donc la disparition du chômage. En apparence, tout va bien dans le meilleur des mondes possibles. Mais le PIB n’est pas en réalité un indicateur véritable de résultats (niveau de vie, bien-être), il n’est qu’un indicateur de moyens, une mesure de la production qui résulte de l’emploi organisé de manière productiviste. Toutes les femmes qui depuis la seconde guerre mondiale sont entrées sur la marché du travail n’ont souvent que remplacé sous forme monétaire les activités qu’elles accomplissaient précédemment de façon bénévole (élever des enfants, faire la cuisine, s’occuper de la maison). Toutes les activités productives qui échappent aux règles du marché ne sont pas pris en compte : le travail domestique des personnes au foyer, le travail non rétribué des bénévoles… Notre conception de la croissance n’envisage qu’une partie de l’activité humaine et laisse de côté la gestion du quotidien comme l’engagement au service de la société. Plus grave, le PIB compte comme positif ce qui devrait être soustrait. Lorsqu’une entreprise pollue, on fait entrer dans l’accroissement de la richesse nationale a la fois sa production et le coût de la dépollution. De même, un alcoolique fait augmenter le PIB grâce à ses achats ; il le fait aussi augmenter quand il a un accident grâce aux réparation matérielles et physiques et à l’achat induit de nouveaux moyens de locomotion. Un « mal » plus son « remède » sont considérés comme deux « biens ». Si on soustrayait les maux du PIB, il ne aurait plus croissance, mais taux négatif.

De plus, pour ce qui constitue la majorité des valeurs ajoutées agrégées par le PIB, il s’agit de mesurer une richesse artificielle : par exemple la consommation d’essence n’a pas en soi une valeur, c’est une indication d’un certain niveau de vie basé sur le déplacement, pas d’un sentiment réaliste de satisfaction ; la vente de bijoux n’est pour rien dans le bonheur des générations futures sauf à privilégier la parure aux nécessités de la survie. Beaucoup de producteurs, qui croient sincèrement apporter une contribution positive au produit national brut, seraient étonnées de constater que leur activité est en fin de compte plus nuisible qu’utile. Comme on ne peut découpler croissance économique et impact négatif sur l’environnement, l’expansion du PIB est néfaste. La croissance du transport routier détruit la capacité a atteindre des objectifs environnementaux et cette détérioration compense largement les réductions des émissions polluantes obtenues par l’industrie. Par ailleurs, l’urbanisation morcelle les espaces naturels par les infrastructures nécessaires et le mitage résidentiel, rend plus difficile le contact entre les humains et impossible le juste rapport à la nature. Même le Produit Intérieur Net n’est qu’un indicateur superficiel puisqu’il considère seulement l’amortissement du capital technique (machines…). Or quand on coupe par exemple des arbres, il faudrait déduire en plus le coût du renouvellement de ces arbres. De façon plus globale, il faudrait comptabiliser en négatif toute dépréciation du capital naturel qu’il faudra un jour remplacer. Sinon il y a destruction nette de notre patrimoine terrestre et aucun futur pour l’humanité. En définitive, les mesures officielles de la croissance par le PIB comportent de plus en plus un aspect illusoire, elles nous masquent cette réalité, l’impossibilité d’une croissance indéfinie dans un monde fini.

Nos médias et nos politiques ont oublié le sens des limites en répétant constamment : « croissance, croissance, croissance. » D’ailleurs le président français François Hollande ne s’est pas exprimé autrement tout au cours de son mandat ! La mondialisation des échanges commerciaux est source de déséquilibres durables. La course à la consommation est une course à l’abîme. La multiplication des véhicules individuels est une aberration à l’heure où le pétrole se raréfie. L’appétit gargantuesque de société de croissance pour les ressources naturelles contribue à leur raréfaction ; elle est source de conflits entre nations. Nous savons que la croissance économique démesurée des pays « émergents » s’accompagne aussi d’un bilan social et écologique désastreux. Economistes et politiques raisonnent en termes simplistes car ils oublient les réalités géophysiques, l’épuisement de la biosphère. Un bon économiste est d’abord un bon écologiste, sinon il ne peut pas être un bon économiste. Il en est de même pour les politiques, ceux qui n’envisagent pas les contraintes biophysiques ne peuvent pas mener une bonne politique pour la France. Un journal qui ne raisonne pas ainsi ne fait pas du bon journalisme.

* LE MONDE du 8 octobre 20016, La croissance française en 2016 encore une fois décevante