Il paraît que l’industrie du vêtement se cherche un modèle écologique. Le secteur de la mode aurait pris conscience de l’état de la planète, du coût des matières premières, du gâchis écologique. Dans les états-majors des groupes de luxe, voilà qu’on mâtine désormais l’habituel jargon libéral anglo-saxon d’une touche plus verte : on « valorise des innovations dépolluantes et disruptives », on « “circularise” la production », on « stimule la biodiv’», bref, on cherche comment établir « un business model plus écoefficient »*. On nomme dans chaque maison un cadre spécialiste des questions environnementales, on se fixe des objectifs. 70 % du coton devra être bio d’ici à 2025 chez LVMH ; les émissions de gaz à effet de serre devront être réduites de 50 % d’ici à 2025 chez Kering. Gucci a adopté un plan décennal de réduction de son empreinte globale à horizon 2025. Autre tendance : l’upcycling. Ce façonnage d’un vêtement neuf à partir de chutes est adopté par H&M. Même dans les écoles de mode, « tous les étudiants se disent “durables”, ironise un designer. Mais, pour la plupart, quand tu creuses un peu, tu vois que c’est du vent, ils en font un argument purement marketing. » Paraître sustainable (on ne dit plus green, trop 2010 !), c’est aussi paraître cool.*
Nous l’avons déjà écrit sur ce blog, la mode c’est ce qui démode pour faire acheter toujours plus pour le plus grand profit des marques. Peu importe si ce qui est démodé aujourd’hui sera à la mode demain, le cycle des défilés permet de vider les porte-feuilles et de grandir la visibilité du luxe. Nous avions cru un instant en juillet 2008 à la fin des défilés de mode. Ma Ke, une jeune créatrice chinoise, prenait le luxe à contre-pied. Elle habillait 36 mannequins de tous âges de vêtement amples, de pièces intemporelles qui illustrait la fonction première du vêtement, habiller, tout simplement. Ma Ke prenait le contre-pied de la boulimie consommatrice : « Le luxe qui s’achète n’est pas ce qui nourrit l’homme, c’est la simplicité, la beauté d’un arbre, la lumière, l’échange entre les êtres, le Qing Pin ». Ma Ke détaillait le sens des deux caractères chinois Qin et Pin : « dépouillement matériel, vie spirituelle la plus riche possible, indifférence totale à l’appel du pouvoir ou de la célébrité ». Pour Ma Ke, l’essentiel résidait dans les initiatives de chacun et non dans la passivité ou toute autre tentative de fuite de la réalité. L’écologie est le contraire du luxe ostentatoire, elle doit nous faire retrouver le sens des limites dans une société en crise. Pourtant, en 2018, l’industrie du luxe a toujours le vent en poupe ; le pouvoir des riches se renforce encore plus dans les temps moroses. C’est la prolifération de l’inutile, la tyrannie du superficiel, société de consommation et société du spectacle réunis en un même lieu dans les Grands salons parisiens. Et les médias s’en font les porte-parole. Combien de publicités pour les défilés de mode dans LE MONDE ? Une ribambelle ! Nous n’entendons plus parler de Ma Ke, nous baignons dans l’écoblanchiment.
La mode, la mode, la mode ! A l’économie de subsistance et de satisfaction des besoins réels a succédé la tyrannie de l’excédent, la société de consommation, la prolifération du luxe et de l’inutile. Dans les sociétés occidentales, ce n’est pas tant l’utilité des objets qui compte dans l’acte de consommation que leurs valeurs symboliques. Le capitalisme et ses publicités s’appuient sur deux mécanismes qui reposent sur le maintien des inégalités : l’imitation des autres par les classes moyennes, et la capacité d’ostentation de l’élite. Les objecteurs de croissance savent pertinemment qu’il faut éliminer les défilés de mode pour apprendre à réduire les besoins. Sinon, les riches détruisent la planète ! Dans le désert, nous crions : non à la mode, non au luxe, non aux inégalités, oui à la simplicité vestimentaire. Thomas More écrivait en 1516 : « Le seul moyen d’organiser le bonheur public, c’est l’application du principe de l’égalité. En Utopie, les vêtements ont la même forme pour tous les habitants de l’île ; cette forme est invariable. Ces vêtements réunissent l’élégance à la commodité ; ils se prêtent à tous les mouvements du corps, le défendent contre les chaleurs de l’été et le froid de l’hiver. Chaque famille confectionne ses habits. Un seul habit suffit d’ordinaire pendant deux ans ; tandis qu’ailleurs, il faut à chacun quatre ou cinq habits de couleur différente, autant d’habits de soie, et, aux plus élégants, au moins une dizaine. Les Utopiens n’ont aucune raison d’en rechercher un aussi grand nombre ; ils n’en seraient ni plus commodément ni plus élégamment vêtus. » Nous sommes en 2018 et la mode reste à la mode… pour le plus grand malheur de l’écologie des comportements.
* Supplément « mode » du MONDE (27 septembre 2018), L’éveil écologique
Si encore le problème de la mode pouvait se réduire à la haute couture … alors il ne nous resterait qu’à en finir avec ces défilés et le tour serait joué. Seulement je pense que les racines (du mal) sont bien plus profondes que cette seule histoire de mode.
Déjà, d’où nous vient ce besoin que nous avons tous (plus ou moins) d’imiter l’autre, de le singer ? De quoi aurions-nous peur ? De nous sentir trop seul, trop différent ?
Mais si ce n’est que ça, alors en effet il suffit de tous nous vêtir d’un uniforme et alors le monde s’illuminera.
Seulement, pour en arriver à ce « meilleur des mondes », il nous faut d’abord régler un tout petit problème. Décider de la forme, de la matière, de la couleur du fameux uniforme. Je propose qu’on règle ce détail démocratiquement, ou alors qu’on tire au sort parmi une gamme de X modèles, eux-mêmes sélectionnés de la façon… euh … qui vous arrange le mieux.
Seulement je pense que si tous les pékins étaient en uniforme, alors le monde serait alors bien triste, en tous cas je ne vois pas comment ni pourquoi, il pourrait être plus beau que celui d’aujourd’hui.
Je pense que ce tout autre curieux besoin, que nous avons tous (plus ou moins), d’être plus beau, plus désirable, que lui ou qu’elle… plus fort, plus brillant, plus ce que vous voulez, viendrait naturellement mettre un peu de diversité
et d’ambiance dans cette ennuyeuse uniformité. Il y en aura toujours un ou une pour se distinguer ne serait-ce qu’avec des petites barrettes sur son uniforme.
En 1516 Thomas More était un homme vraiment hors du commun, imaginer un tel monde à cette époque relève de l’exploit. Ce n’est pas cette petite histoire d’uniforme, ce tout petit détail, qui viendra écorner cette œuvre remarquable, UTOPIA.