L’IPBES, l’équivalent pour le biodiversité du GIEC (cf notre article précédent du 19 décembre) n’envisage pas la méthode juridique la plus efficace pour protéger un pan de la biodiversité, lui donner une personnalité juridique. Ainsi ce qui vient d’arriver en Espagne.
Le tribunal constitutionnel espagnol a confirmé le 20 novembre 2024 la constitutionnalité de la loi accordant une personnalité juridique à la lagune de Mar Menor, dévastée par la pollution. La Mar Menor, située dans la communauté autonome de Murcie, en Espagne, est la plus grande lagune d’eau salée d’Europe. Jadis trésor de biodiversité, elle est désormais étouffée par les dysfonctionnements cumulés du tourisme, de l’agriculture et des industries minières. Nous commençons à reconnaître une valeur intrinsèque à la nature, mais nous aurons encore beaucoup trop détruit avant de devenir raisonnable.
Marie-Angèle Hermitte et l’avocate Marine Yzquierdo : Le Parlement espagnol avait voté le 30 septembre 2022, une loi reconnaissant à Mar Menor une personnalité juridique pour défendre ses droits à exister et à évoluer selon une « loi écologique » qui lui permette de se maintenir face aux pressions anthropiques. La loi prévoit la création d’un « tutorat » composé de trois organes : un comité des représentants (administrations publiques et citoyens des municipalités côtières) ; un comité de suivi assuré par les gardiens de la lagune ayant déjà défendu l’écosystème ; et un comité scientifique. En outre, toute personne physique ou morale pourra intenter une action et parler au nom de la lagune pour défendre ses droits devant un tribunal compétent. Mais, aussitôt votée, la loi fut déférée devant le Tribunal constitutionnel par 52 députés du parti d’extrême droite Vox. Ils soutenaient qu’en accordant la personnalité juridique à une entité naturelle, la loi avait assimilé une lagune à l’être humain, lui conférant une dignité que la Constitution espagnole, d’inspiration anthropocentrique, réserve aux humains. Selon Vox, seul l’être humain pourrait avoir liberté, dignité, conscience et responsabilité. Le Tribunal constitutionnel a intégralement rejeté ce recours. Le jugement affirme que le bien-être des personnes humaines dépend du bien-être des écosystèmes qui « soutiennent la vie ». Il consacre donc une obligation de solidarité intergénérationnelle, qui implique de conserver et d’améliorer l’environnement naturel afin que les générations futures puissent jouir de leurs droits fondamentaux dans des conditions équivalentes à celles que nous connaissons aujourd’hui. Il identifie « deux grandes logiques » : celle issue de la Constitution de l’Equateur, qui attribue des droits à la nature, rejointe par la Bolivie ou la Nouvelle-Zélande, et celle des grandes décisions climatiques. Dans ce contexte, le Tribunal constitutionnel voit dans la loi de la communauté de Murcie le premier acte « euro-méditerranéen » du modèle qui attribue la personnalité juridique à des entités naturelles.
C’est la consécration du passage « du paradigme de protection de l’anthropocentrisme le plus traditionnel à un écocentrisme modéré ». Pour le Tribunal constitutionnel cette personnalité juridique, donnée à la nature renforce la dignité humaine, valeur juridique fondamentale. En effet, une vie digne n’est possible que dans des milieux naturels fonctionnels, l’humanité étant en symbiose avec un environnement qu’elle peut transformer, mais qu’elle ne doit pas détruire si elle veut survivre.
Le point de vue des écologistes
On pourra noter la constance de l’extrême droite à systématiquement soutenir toute activité porteuse de destruction et de mort. Continuons à scier la branche sur laquelle nous sommes assis, la chute sera très lourde. Trop d’humains nuisent à la sainte nature. Notons aussi que l‘Espagne gaspille les ressources hydriques pour une agro-industrie massivement polluante, totalise environ 100 000 ha de cultures sous serre et bétonne la totalité de son littoral. Il n’y a pas que la lagune de Mar Menor à protéger.
Mais l’évolution législative va dans le bon sens, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. On reconnaît une personnalité juridique à certains éléments de la nature. A la fin des années 1970, Arne Naess avait formulé avec George Sessions une offre de « plate-forme de l’écologie profonde » en huit points dont voici les trois premiers que tout Terrien devrait connaître par cœur :
1) le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre ont une valeur intrinsèque (en eux-mêmes). Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité que peut représenter le monde non-humain pour nos intérêts humains.
2) la richesse et la diversité des formes de vie contribuent à l’accomplissement de ces valeurs et sont également des valeurs en elles-mêmes.
3) sauf pour la satisfaction de leurs besoins vitaux, les hommes n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité.
En savoir plus grâce à notre blog biosphere
Les droits de la nature, à ne pas oublier
extraits : Des fleuves, des montagnes, des forêts se voient progressivement reconnaître comme des personnes juridiques, quand ce n’est pas la nature dans son ensemble – la Pachamama (la Terre Mère) – qui est promue sujet de droit. Cette mutation se heurte toutefois à de fortes oppositions. Si la confrontation semble à ce point radicale, c’est sans doute qu’au-delà de la querelle juridique, les droits de la nature portent en germe une transformation profonde de la pensée, une révolution copernicienne qui bouscule la vision anthropocentrique du monde et ouvre de nouveaux champs de réflexion sur les mutuelles dépendances entre humains et non-humains. C’est aux Etats-Unis que le juriste Christopher Stone élabore, en 1972, la première théorie juridique des droits de la nature : Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Les arbres dont il est question sont de vénérables séquoias géants multimillénaires de la Mineral King Valley en Californie….
Débat feutré entre l’anthropocentrisme et le biocentrisme
extraits : La très grande majorité des personnes ont une conception de la nature anthropocentrée. Un écolo véritable pensent que c’est une mauvaise base de départ. Mais nous n’avons pas à jeter l’invective, il faut seulement privilégier le raisonnement. En effet les écologistes n’ont pas d’adversaire puisque toutes les personnes sont potentiellement des écologistes. Nous n’avons donc que des personnes à convaincre. Bien souvent d’ailleurs la « confrontation » porte simplement sur une différence de définition des concepts. Exemple de débat….
anthropocentrisme, bio- ou écocentrisme, que choisir ?
extraits : Un insecte possède un cerveau, plus petit que celui d’un humain sans doute, mais un cerveau quand même. L’escargot est également doté d’un ganglion cérébral, et d’un cœur avec une seule oreillette et un seul ventricule, mais un cœur tout de même. Le schéma d’organisation du vivant est assez similaire d’un bout à l’autre de la planète, homo sapiens ne constituant pas une exception ! Pourtant certains croient encore à la spécificité humaine, fabulant que l’Homme est à l’image de dieu et la Terre au centre de l’univers. Ils font preuve d’anthropocentrisme, l’homme (anthrôpos) au centre. Contre ce nombrilisme qui oppose l’homme à la nature, une autre éthique est possible, le biocentrisme : on accorde une valeur intrinsèque à chaque être vivant (bio-), qu’il soit d’ailleurs animal ou végétal. Pour une petite minorité de gens éclairés, il faut aller encore plus loin.….
Je doute que donner une personnalité juridique à une lagune, une rivière, une forêt… soit plus efficace qu’autre chose pour la protéger. Toutefois je ne vois aucune raison de m’y opposer.
– « On pourra noter la constance de l’extrême droite à systématiquement soutenir toute activité porteuse de destruction et de mort. » (Le point de vue des écologistes)
C’est une évidence. Bien plus que le fumeux climatoscepticisme, c’est plus généralement par ce qu’ON appelle désormais «écoloscepticisme»… que l’extrême droite se fait tristement remarquer. Pas que ça évidemment.
Dit en passant, c’est leur faire trop d’honneur que de leur prêter le moindre scepticisme…
Sur ce coup, je trouve que «anti-écologisme» est bien plus juste. (à suivre)
(suite) Ces gens-là ne sont pas des réacs pour rien. Pour eux tout est bon pour résister, dans le sens de faire obstruction (retarder, limiter, affaiblir, anéantir), à toutes les mesures décidées (au niveau national, européen ou international) qui vont à l’encontre de leur idéologie. Et notamment celles en faveur de l’environnement.
Cette opposition entre anthropocentrisme et biocentrisme (cette question philosophique, ce débat…) ne les intéresse absolument pas. Chez ces gens-là l’anthropocentrisme se résume à la suprématie de l’Homme… blanc. Et mâle particulièrement.
Si Vox en Espagne s’est emparé de ce sujet, faisant valoir que «seul l’être humain pourrait avoir liberté, dignité, conscience et responsabilité», ce n’est que par pure opportunité. Exactement comme chaque fois que ces gens là s’emparent de tel ou tel sujet environnemental. Pour nous faire croire qu’eux aussi défendent notre… avenir. (à suivre)
(et fin) Anthropocentrisme OU biocentrisme ?
Ne serait-ce déjà que parce qu’il y a anthropocentrisme ET anthropocentrisme (le bon et le mauvais…) je pense que cette opposition doit être dépassée.
Cet article devrait nous aider. Extrait :
– « Pour inciter le plus de monde possible à changer de comportement dans notre contexte de crise écologique, le collectif Nous Sommes Vivants propose l’outil appelé Fresque des Imaginaires. Cet atelier invite ses participants à imaginer d’autres façons d’être au monde et de l’habiter en repensant ses rapports à soi, aux autres et au vivant. Son principal objectif est ainsi de parvenir à des imaginaires écologiques positifs, qui prennent en compte le plaisir (à l’inverse des futurs dystopiques/peu attirants ou illusoires souvent décrits actuellement). »
( Quels «-centrisme » adopter avec les vivants ? chaire-participations.univ-lr.fr
9 Déc 2022)