Le paradoxe du consommateur-esclave qui se croit roi

Il n’y aura pas d’écologie appliquée sans rupture avec les postures de soumission. Il y a la soumission volontaire qui permet aux dictatures d’exister. Il y a la soumission des esclaves, des femmes ou des noirs qui a perduré parfois pendant des millénaires. Il y a la soumission plus ordinaire des gens qui obéissent à l’autorité, soumission si bien analysée par Hannah Arendt et Stanley Milgram. Et puis il y a la soumission volontaire actuelle aux diktats des marchands.

Rappelons que la soumission volontaire relève du paradoxe par sa dénomination même. L’individu est à la fois victime et coupable, à la fois déshumanisé par sa relation de dépendance et attaché viscéralement à son bourreau. Nous n’avons pas conscience de faire mal, et nous sommes l’artisan de notre propre malheur. La personne qui s’installe devant son poste de télé se fait plaisir et pourtant elle participe d’une entreprise de décervelage. Tout cela au nom du consommateur-roi. Dans la théorie libérale du marché, le consommateur est le décideur, votant par ses achats de ce qu’il faut produire et distribuer. En fait il s’agit d’un consommateur manipulé, aliéné, étranger à ce qu’il devrait être. Galbraith parlait de filière inversée. Dans un système de publicité de masse, ce n’est plus le consommateur qui dicte ses choix aux entreprises, ce sont les entreprises qui incitent les gens à « aimer » leurs produits.

Notre système de production actuel ne s’adresse normalement qu’au revenu solvable ; mais les instruments de notre soumission, en clair la société des écrans, a fait en sorte qu’une personne vivant avec le « minimum social » peut aussi s’acheter le téléphone portable et l’écran plat. Même l’enfant est devenu solvable, les parents payent à sa place. Le business a transformé les jeunes en consommateurs narcissiques, enfermés dans leurs relations égotistes à l’écran, convaincus de la supériorité de leur groupe d’âge sur l’autorité des adultes. Dans l’éducation des enfants, il devient quasi impossible de rivaliser avec les marchands de gadgets. Les experts du conditionnement transforment les jeunes en objets et les parents en complices. Même Joel Bakan, auteur d’un livre Nos enfants ne sont pas à vendre, avoue son impuissance dans son propre foyer : « Mes enfants sont ailleurs, je les sens si loin de moi ; ils n’habitent plus leur propre corps ; ils naviguent dans l’éther au gré de leurs pulsions obsessionnelles… Les médias numériques relèguent les parents aux marges de la vie de leurs enfants, engloutis dans des mondes qui sollicitent constamment leur présence. » Aujourd’hui tout le monde ou presque consulte un écran, dès le plus jeune âge. Steve Jobs nous a entraîné avec lui dans l’âge des ténèbres. Comment penser autrement quand des agences font payer aux consommateurs les chaînes qui les enchaînent, par annonces publicitaires interposées ! Comment sortir de cette soumission volontaire généralisée ?

Nous connaissons les méthodes qui entraînent notre soumission. Il suffit alors de combattre politiquement la puissance du marketing. La première mesure que devrait promouvoir un politique responsable est la suppression de la publicité. Voici une proposition qui devrait fédérer : pour toute publicité, recueillir le consentement préalable des individus. L’application d’une telle mesure remettrait la filière inversé à l’endroit ; ce n’est pas au consommateur de subir sans l’avoir demandé les annonceurs dans les rues, dans les journaux et sur les écrans. Sur les boîtes aux lettres, plus besoin de mettre Stop pub, aux addicts de mettre OUI pub. Les journaux doivent proposer un exemplaire au choix, avec pub ou sans pub, etc. Remettons l’information à sa place, personne ne devrait être obligé de payer une publicité pour les autres.

Au niveau social, les adultes doivent reprendre leur pouvoir de consommateur, réfléchir, déterminer leurs véritables besoins, peser la qualité/prix des produits, combattre l’obsolescence programmée par les industriels, utiliser les associations de consommateurs comme arme. Les analyses comparatives permettent de connaître le meilleur produit et de boycotter les autres. Les parents doivent redevenir des parents, ce ne sont pas les enfants (les marques) qui doivent prescrire ce dont les jeunes ont besoin, mais les responsables de leur éducation. Plus de télévision dans les chambres d’enfants, plus de téléphones portables aux mains des mineurs, plus de jeux vidéos qui montrent la violence, la guerre, la compétition…

Ce programme est révolutionnaire, mais c’est le seul programme possible dans une économie qui amorce sa descente énergétique. Car si nous ne remplaçons pas la soumission volontaire par la simplicité volontaire, c’est la raréfaction du pétrole qui nous jettera dans un autre âge des ténèbres.