Leopold Kohr (1909-1994), précurseur de la décroissance

Les idées véhiculées par le mouvement des objecteurs de croissance possèdent une histoire et des racines culturelles plus anciennes. Il y a donc des « précurseurs de la décroissance »*. Par exemple Leopold Kohr, marqué par sa ville natale, Salzbourg, dont la dimension modeste et le passé prestigieux lui paraît une sorte d’idéal. Pour lui, la taille détermine dans une large mesure le type d’organisation possible. Voici pour réflexion quelques éléments sur son apport :

Dans son ouvrage The Breakdown of Nations, il estime que partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros ou trop grand. Passé un certain seuil, l’outil de serviteur devient despote. De même la technique doit demeurer commensurable avec les facultés humaines, sans quoi la technique humilie, asservit et défait l’homme au lieu de le servir. Ainsi, il soutient qu’aucune société humaine, quelle que fût sa forme d’organisation, ne pouvait vire correctement au-delà d’un maximum absolu de huit à dix millions de membres. Et avec une vitesse de déplacement limitée à 25 kilomètres/heure. Tout marche à petite échelle, le capitalisme aussi bien que le socialisme. Pour lui, « n’importe quel État, qu’il soit une république ou une monarchie, est par nature démocratique, n’importe quel État de grande taille est par nature non démocratique. » Aucune mesure de contrôle, qu’elle soit suggérée par Karl Marx ou Lord Keynes, ne peut apporter une solution à des problèmes qui sont apparus précisément parce qu’un organisme a atteint une taille qui dépasse toute possibilité de contrôle. La population d’une communauté de base n’a guère besoin de dépasser le nombre de 10 000 ou 20 000 habitants. Il n’y a pas de détresse sur terre qui puisse être soulagée, sauf à petite échelle. Olivier Rey remarque à sa suite : « Le multiculturalisme est en réalité, et par la force des choses, un anti-culturalisme ou, au mieux, un multi-sous-culturalisme. » Ce n’est donc pas vers un État mondial qu’il faut s’orienter, mais vers le démantèlement des entités nationales trop grandes et celles transnationales. Le tragique de la civilisation occidentale vient largement de la perte du sens de la mesure. L’illimitation viole les lois de la nature. Les organismes, qu’il s’agisse des animaux et des végétaux, une fois atteinte la taille de la maturité, cessent de grandir.*

Il ne faudrait pas oublier la démographie. Dans l’introduction de son livre, « Une question de taille », Olivier Rey cite Claude Lévi-Strauss : « Quand je suis né (en 1908), il y avait sur la terre un milliard et demi d’habitants. Après mes études, quand je suis entré dans la vie professionnelle, 2 milliards. Il y en a 6 aujourd’hui (en 2002), 8 ou 9 demain. Ce n’est plus le monde que j’ai connu, aimé, ou que je peux concevoir. C’est pour moi un monde inconcevable. On nous dit qu’il y aura un palier, suivi d’une redescente, vers 2050. Je veux bien. Mais les dégâts causés dans l’intervalle ne seront jamais rattrapés. » Curieusement, plus il y a d’hommes sur la terre, moins la réflexion semble tenir compte de l’influence exercée par la taille sur les comportements. A partir du XIXe siècle, on a l’impression qu’il n’y eut plus guère que les utopistes pour comprendre qu’une organisation est solidaire d’une échelle. Cette négligence envers le caractère essentiel du nombre est stupéfiante, y compris chez les sociologues, qui auraient pourtant dû s’estimer concernés au premier chef.

  1. * Les précurseurs de la décroissance, une anthologie (Editions le passager clandestin 2016, 272 pages pour 15 euros)