Les racines historiques de notre crise écologique (1967)

Professeur d’histoire médiévale, l’Américain Lynn Townsend White (1907-1987) publie en 1967 un article qui fera date : « The Historical Roots of Our Ecologic Crisis ». D’après lui, le rapport dual et hiérarchique entre l’homme et la Nature introduit par le judéo-christianisme constitue la racine de la crise écologique actuelle. Voici un résumé (après traduction) de notre correspondant, Mathias ZOMER :

1/3) La vision judéo-chrétienne de la Nature : un rapport dual et hiérarchique
Le judéo-christianisme a introduit une conception du temps linéaire et non-répétitif en opposition aux croyances gréco-romaines. Or la Nature suit un développement cyclique ; les éléments croissent puis décroissent. Il n’y a pas d’expansion continuelle, pas de croissance infinie.
Outre cette conception non-naturelle du temps, la Genèse a établi une séparation entre l’homme et la nature. Ainsi dans l’ordre de la création, l’homme est créé après les animaux, non en même temps. L’homme n’est pas un animal particulier (« un animal social » dirait Aristote) mais un être à part, un être qui se distingue du reste du monde naturel. De plus, l’homme est créé à l’image de Dieu. L’homme possède une âme et une raison. Ceci le sépare définitivement du reste du monde animal.
Outre cette différence entre l’homme et la faune, la Genèse introduit une hiérarchie entre eux puisque tous les animaux, et plus généralement la Nature, sont voués à satisfaire les besoins des hommes. Ainsi le judéo-christianisme, sans doute la religion la plus anthropocentrique qui puisse exister, n’a pas seulement établi un dualisme entre l’homme et la nature, mais a aussi placé celle-ci sous la domination de l’homme.

2/3) Le triomphe de la conception judéo-chrétienne de la Nature : « une révolution psychique et culturelle majeure »
Dans l’Antiquité, l’animisme païen agissait comme une sorte de barrière de protection pour la nature. En effet, les hommes pensaient que dans chaque arbre, fleuve ou animal, résidait un esprit. Par conséquent avant d’entreprendre une action affectant la Nature, par exemple avant de couper un arbre, les hommes s’employaient à apaiser ces esprits. En détruisant ce paganisme, le Christianisme a permis aux hommes d’exploiter la Nature avec une indifférence certaine.
Lynn White qualifie cette victoire du judéo-christianisme sur l’animisme païen de « révolution psychique et culturelle majeure dans l’histoire humaine ». Les conceptions judéo-chrétiennes et plus généralement celles de l’ensemble des religions abrahamiques sont si profondément enracinées en nous que même à une époque que certains qualifient de « post-religieuse », nous continuons à agir, dans la vie quotidienne, selon ces préceptes. Autrement dit, le christianisme connaît peut être un déclin dans le monde occidental, mais la relation duale et hiérarchique entre l’homme et la nature qu’il a instituée, demeure dans les esprits.

3/3) Le point de rupture : la rencontre entre le judéo-christianisme et la science moderne
Jusqu’à une époque récente, ce rapport à la Nature, dual et hiérarchique, introduit par le judéo-christianisme, n’entraînait pas de destruction majeure de l’environnement. L’exploitation de la nature et les dommages que les hommes lui causaient étaient sans commune mesure avec les impacts que nos civilisions modernes ont sur leur environnement. L’auteur cite l’exemple du smog qui menaçait Londres à la fin du XIIIe. Celui-ci résultait de la combustion non réglementée de charbon. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement un smog ou des smogs que les activités humaines créent, mais carrément un changement de température de l’atmosphère.
Le point de rupture réside dans le mariage entre les conceptions judéo-chrétiennes et la science moderne, telle qu’apparue au XVIIe et XVIIIe avec les révolutions industrielles. Lynn White souligne le fait que cette science moderne a été dès sa naissance fortement influencée par la pensée chrétienne. Ainsi, les premiers scientifiques de l’ère moderne ont tous entrepris leurs travaux dans le but d’expliquer la Création. L’auteur cite le cas de travaux de Francis Bacon sur les arcs-en-ciel ou ceux de Newton qui, d’ailleurs, se considérait plus comme un théologien que comme un scientifique.
Les conceptions judéo-chrétiennes alliées à la puissance que la science moderne a apportées à l’homme expliquent la crise écologique actuelle.

Conclusion
D’après Lynn White, nous ne résoudrons pas la crise écologique avec plus de science et plus de technologie. Ce sur quoi il convient de travailler, c’est avant tout notre relation avec la Nature. Notre manière d’agir sur elle est en effet étroitement corrélée aux idées que l’on se fait quant à la relation homme-Nature. Il faudrait abandonner ces conceptions héritées de la pensée judéo-chrétienne et revenir à certaines formes religieuses plus proches de la Nature, autrement dit, à un certain paganisme. L’auteur évoque aussi une autre vision du christianisme, telle que prêchée par St François d’Assise. Outre ses appels à faire preuve de compassion envers les déshérités, il milita aussi pour un autre rapport, fondé sur l’égalité devant Dieu, entre l’homme, les animaux et la Nature en général. L’article se termine d’ailleurs ainsi : « Je propose St François comme saint patron pour les écologistes » (ce qui fut réalisé en 1979).

Commentaire de Mathias ZOMER
Je ne peux que vous encourager à lire cet article relativement court et d’une clarté exemplaire. La démonstration, que se propose d’effectuer l’auteur, est rigoureuse et profonde. Il nous rappelle qu’un changement de perception à l’endroit de la Nature est crucial et indispensable, n’en déplaise aux partisans aveugles du progrès technique, qui arguent que seul le développement de la science et de la technologie nous sortira de la crise écologique actuelle. Encore une fois, la science et la technologie peuvent et doivent nous aider mais, s’en remettre uniquement à elles, témoigne d’une vision étriquée de la situation.
http://www.theologylived.com/ecology/white_historical_roots.pdf