La synthèse qui suit est issue du mémoire de Michel Sourrouille en 2006 « Marxisme et écologisme », écrit dans le cadre de l’université permanente du Parti Socialiste. C’était une époque où une infime partie du PS croyait que ce parti deviendrait un parti social-écologiste, dépassant la vulgate de Marx et les reniements sociaux-démocrates. On a vu depuis ce que le PS est devenu , une enveloppe vide !
La place de la nature dans la pensée économique depuis Adam Smith (1776) a toujours été négligeable. Si la question du renouvellement des ressources naturelles est au cœur des interrogations de Malthus, les classiques et les néo-classiques ont exclu la nature du champ économique. La question de l’épuisement des ressources ne se pose pas à l’époque. La pollution industrielle apparaît pendant la seconde moitié du XIXe siècle (combustion du charbon…) sans que l’on s’en préoccupe. Le problème majeur est de produire, le reste importe peu. Karl Marx est dans la même lignée. Il est d’abord le continuateur de l’école classique (fondatrice du libéralisme). Dans le livre premier du Capital, il développe sa conception de la valeur travail en partant principalement des travaux de Smith et Ricardo, fondateurs du libéralisme. A.Smith et K.Marx ne jurent que par le travail puisque, pour eux, seul le travail est créateur de richesses. S’ils expliquent que le travail met en valeur des richesses qui sont données par la nature, c’est d’abord pour valoriser, dans une société avancée, les richesses naturelles externes (issues du travail de l’homme) tels que chutes d’eau, rivières navigables, métaux, charbon… Ils pensent que la fertilité du sol, eaux poissonneuses, etc. ne sont importantes qu’aux origines de la civilisation.
Marx pense que le capitalisme (le socialisme) doit accroître l’emprise de l’homme sur la nature : « La patrie du capital ne se trouve pas sous le climat des tropiques, au milieu d’une végétation tempérée. Et ce n’est pas la fertilité absolue du sol, mais plutôt la diversité de sa composition géologique et la variété de ses produits naturels qui forment la base naturelle de la division sociale du travail et qui incitent l’homme à multiplier ses besoins, ses moyens et modes de travail ». La contrainte naturelle est même sensée perdre en intensité à mesure que l’industrie se développe. En d’autres termes, l’homme reste toujours maître de la nature. Il n’y a pas dans l’analyse de Marx l’idée que le capitalisme va dépérir parce qu’il exploite de façon outrancière les ressources de la nature. La cause principale de disparition du capitalisme reste pour lui la baisse tendancielle du taux de profit. Le développement de l’industrie est en partie « déterminée par la nécessité de diriger socialement une force naturelle, de s’en servir, de se l’approprier en grand par des œuvres d’art, en un mot de la dompter ». Ce qui le préoccupe, ce ne sont pas les ressources de la nature, puisqu’elles sont supposées faciles d’accès et gratuites. Ce qui importe, ce sont les ressources transformées par le travail des ouvriers et le capital des entrepreneurs. Pour Marx, la nature en tant que telle ne produit pas de richesses.
L’idéologie socialiste et ses traditions nous ont empêchés pendant longtemps de prendre conscience de la gravité de la situation écologique. C’est pourquoi j’ai voulu interroger les présupposés du marxisme pour montrer que certaines hypothèses de K.Marx pouvaient être transformées pour justifier un choix clair entre social-libéralisme et social-écologie. En résumé, ce n’est pas l’infrastructure économique qui explique l’évolution idéologique et politique d’une société (la superstructure). L’infrastructure construite de main d’homme est elle-même superstructure relativement à la véritable infrastructure, celle des ressources et circuits de la nature. Il faut d’abord rappeler que le libéralisme et le socialisme ne sont que deux variantes du même modèle, le productivisme. Le libéralisme a insisté sur l’accumulation de capital et l’initiative individuelle des entrepreneurs, le socialisme a mis l’accent sur le facteur travail et le fait que tout acte de production découle d’une œuvre collective. Il s’agit pour la gauche de revendiquer une part plus importante de la valeur ajoutée en faveur des salariés, et pour la droite d’assurer aux actionnaires un taux de rentabilité plus important en ponctionnant les bénéfices de l’entreprise. L’objectif d’accroître l’abondance matérielle n’est remis en question ni par les uns, ni par les autres. Mais ces deux tendances idéologiques naviguent de concert à partir de fausses cartes de navigation. Ces deux variantes du productivisme reposent en effet sur une hypothèse de soutenabilité (durabilité) faible. En ignorant les contraintes environnementales, libéralisme et marxisme se trompent pour la longue période.
Les tenants de la durabilité faible forment le courant économique dominant (de droite comme de gauche) : le capital naturel peut toujours être remplacé par des éléments fabriqués, donc par du travail et du capital technique. Cette approche promulguée par la Banque mondiale et l’OCDE suppose la substitution toujours possible entre capital humain, capital manufacturier et capital naturel. Ainsi, si l’une des composantes baisse, une autre pourra toujours compenser le manque. Elle repose sur une confiance aveugle dans un progrès technique qui pourrait toujours compenser la déperdition irréversible des ressources naturelles non renouvelables. On dit aussi qu’il y a dans tous les cas substitution possible entre les facteurs de production, y compris le facteur ressources naturelles. Les économistes soutiennent depuis l’origine de la révolution industrielle une durabilité faible, donc considèrent une croissance économique sans se soucier des générations futures ni du reste de la Biosphère puisque, selon leur point de vue, on trouvera sans doute une solution technique à tous les problèmes que la technique a créé.
Une telle pensée, ce que Nicholas Georgescu-Roegen appelle « le sophisme de la substitution perpétuelle », n’est pas durable. Il faut en effet avoir une vue bien erronée du processus économique pour ne pas remarquer qu’il n’existe pas de facteur matériel autres que les ressources naturelles. Plus que l’impact du progrès technique sur la consommation de ressources par unité de PIB, ce qui doit attirer notre attention, c’est l’accroissement du taux d’épuisement des ressources comme effet de ce progrès. Mais les économistes, libéraux ou marxistes, inébranlablement attachés à leur cadre mécaniste, sont restés complètement insensibles aux appels que lancèrent les mouvements pour la conservation de la nature. L’exploitation de la nature reste une fin en soi et les économistes ont mis plus d’un siècle pour prendre en considération la question de l’environnement et du renouvellement des ressources.
Nicholas Georgescu-Roegen : « Quelques organismes ralentissent la dégradation entropique : les plantes vertes emmagasinent une partie du rayonnement solaire qui autrement serait immédiatement dissipée sous forme de chaleur. C’est pourquoi vous pouvez brûler aujourd’hui de l’énergie solaire préservée de la dégradation il y a des millions d’années sous forme de charbon, ou depuis un plus petit nombre d’années sous forme d’arbres. Tous les autres organismes accélèrent la marche de l’entropie et les humains plus que les autres. Le processus économique, comme tout autre processus du vivant, est irréversible mais beaucoup d’économistes ne connaissent même pas la loi de l’entropie. Certains pensent même de façon illusoire qu’on réussira toujours à trouver de nouvelles sources d’énergie et de nouveaux moyens de les asservir à notre profit. Mais on ne peut pas utiliser des schistes bitumineux si leur extraction coûte plus d’énergie que leur apport. Il y a aussi la thèse que nous pourrions nommer le sophisme de la substitution perpétuelle. Ainsi, selon Solow, on pourra toujours substituer d’autres facteurs (travail ou capital technique) aux ressources naturelles. Mais il faut avoir une vue bien erronée du processus économique pour ne pas remarquer qu’il n’existe pas de facteur matériel autres que les ressources naturelles. Plus que l’impact du progrès technique sur la consommation de ressources par unité de PIB, ce qui doit attirer votre attention, c’est l’accroissement du taux d’épuisement des ressources comme effet de ce progrès. Mais les économistes, inébranlablement attachés à leur cadre mécaniste, sont restés complètement insensibles aux appels que lancèrent les mouvements pour la conservation de la nature. »
La biosphère remplit quatre fonctions vis à vis de l’espèce humaine : c’est le support de la vie, un stock de ressources naturelles, un récepteur de déchets et une source d’aménités. Il y a bien des possibilités de substitution aux services environnementaux, le recyclage des déchets permet par exemple de réduire à la fois la demande de services de réception de déchets et la demande de matières premières. Mais ces substitutions sont plus ou moins fortes et le stock de capital physique (par exemple une piscine) constitue un avatar plus ou moins imparfait du capital naturel (lac ou rivière). En effet, l’analyse néo-classique de Pigou (les externalités) ne reconnaît pas l’interdépendance entre économique et environnement. Pour dépasser la pensée dominante, il faudrait utiliser des développements empruntés aux sciences de la nature, en particulier la thermodynamique et l’écologie, il faudrait insérer l’économie dans l’écologie alors qu’on a déjà le plus grand mal à intégrer l’écologie dans l’économie. Comme synthèse de cette analyse, on peut dire qu’une durabilité forte nécessite que le patrimoine naturel reste constant (il est absolument complémentaire de l’activité humaine d’une génération à l’autre). Cette conception repose donc sur la forte complémentarité entre les trois types de capital (technique, humain et naturel) et récuse l’idée de soutenabilité faible. Concrètement la réalisation du développement durable passe alors par une limitation de l’usage du capital naturel, notamment par la décroissance des facteurs de production matériels et énergétiques. Ce soubassement biophysique de l’activité humaine nous amène à repenser le matérialisme historique de Marx.
– «Le double sens du mot « travail » souligne son ambiguïté et « l’absurdité » consistant à amalgamer un rapport social (la valeur-travail) et une mesure physique […]. Ce serait confondre valeur d’échange et valeur d’usage et deux modes de calcul économique, comme on y reviendra. Calculer des contenus en énergie de la production est évidemment utile pour une planification écologique, mais c’est clairement quelque chose que le capitalisme ne fait pas.
[…] Marx reprenait à son compte la maxime de William Petty : la richesse « a pour père le travail et pour mère la terre ». Le procès consistant à lui reprocher de considérer le travail comme la source unique de valeur ne fait que révéler une confusion entre valeur et richesse. […] On aurait par exemple gagné du temps à s’épargner le flot de littérature enfonçant des portes ouvertes en découvrant que le PIB ne mesure ni le bien-être, ni le bonheur» ( Lire l’article mis en lien )
Ceux qui pensent que Marx s’est trompé, qu’il ne pensait qu’au travail, se foutait de la nature etc. feraient bien de creuser plus profond. Afin de revoir leurs idées reçues. Ceci est bien sûr valable pour n’importe quel autre sujet. Mon commentaire d’hier n’étant pas passé (modération ?), cette fois je ne mets donc pas le lien. Je disais donc qu’il avait déjà été pas mal dit et écrit sur ce sujet, que si on voulait parler de Marx (de son travail, de son idéologie) il ne fallait pas oublier Engels.
Et j’invitais à lire cet article paru dans mediapart.fr (22 DÉC. 2017 PAR JEAN-MARC B) :
– Marx a-t-il inventé l’écosocialisme ? par Michel Husson
Je trouve cet article de Jean-Marc B bien construit, il est riche de sources.
Comme il y a des spécialistes de Nietzsche, de Malthus ou autre, il y a des spécialistes de Marx. Nous comprendrons facilement et nous accepterons que la pensée de Marx (comme de Pierre, Paul et Jacques) puisse évoluer dans le temps. Et que la pensée de Marx n’est pas aussi simple (ou simpliste) que celle du pékin moyen. Et nous éviterons enfin d’attribuer au penseur les idées de ceux qui se réfèrent à lui. («Les marxistes après Marx»)
L’article commence ainsi :
– «Trois conceptions des rapports entre l’espèce humaine et la nature. Il y a dans l’œuvre de Marx plusieurs approches que l’on peut qualifier, au risque de la simplification, de « prométhéenne », « productiviste » et « métabolique ». »
.
Décidément Marx s’est beaucoup trompé, non seulement il a prévu une baisse tendancielle du taux de profit qui devait abattre le capitalisme ce qui n’arrive pas, mais en plus en réduisant le champ de l’économie à ce qui résulte du travail des hommes il est passé à côté de l’essentiel.
En tout cas Merci à Michel Sourrouille de nous rappeler que contrairement à ce que croient beaucoup de gens, marxisme et libéralisme ont un point commun : celui de prendre le travail comme composante principal de la valeur : le travail. Or, il y a dans la richesse des hommes et des sociétés des choses qui nous viennent de la nature, qui sont précieuses, et dont la valeur ne peut se résumer à la quantité de travail nécessaire à leur obtention.
Il faut désormais élargir le champ de l’économie, on aurait d’ailleurs dû le faire beaucoup plus tôt. C’est aussi le rôle des écologistes de le rappeler.
C’est normal que Marxisme et Libéralisme ont les mêmes valeurs idéologiques de fond puisqu’ils utilisent exactement les mêmes outils (j’y reviendrai ci-après) ! Il en est de même avec les Républiques, les Monarchies modernes actuelles, les Théocraties, le Capitalisme, l’Écologisme etc ! Pourquoi ? Ben pour en revenir aux outils tout ce que je viens de citer utilisent exactement les mêmes plans comptables, les mêmes mécaniques monétaires, les mêmes produits financiers, les mêmes systèmes bancaires liés aux crédits ! Voilà ! Rien de plus à comprendre ! Je ne vois pas comment on pourrait considérer les choses autrement et même les faire fonctionner autrement en utilisant les mêmes règles comptables financières bancaires et monétaires. D’où d’ailleurs le green washing lorsque les verts sont au pouvoir !
Les lois et règles économiques sont exactement les mêmes quel que soit le régime politique d’un pays, alors il s’agira toujours d’extraire le maximum de matières premières pour obtenir le maximum de profits ! Avec la fameuse fibre écologique en place, le seul résultat obtenu étant que c’est marqué Vert ou Bio sur les emballages des produits que l’on achète ! Mais le contenu des boîtes restent les mêmes à l’intérieur et produisent les mêmes effets en terme de pollution et de croissance de consommation. Quant aux différents partis sur l’échiquier politique, ils se chamaillent uniquement pour prendre le contrôle des moyens de production, c’est tout, mais dans tous les cas, ils veulent produire le maximum de biens et services, même si c’est au-delà de nos besoins réels. Bref Capitalisme d’état contre Capitalisme privé, avec parfois un système hybride conjuguant ces deux formes dans des proportions différentes d’un pays à l’autre.
Ce n’est pas spécialement une question de lois et de règles économiques, qui seraient communes aux uns et aux autres… le problème c’est d’abord une façon de penser, de raisonner. (Que signifie « penser vrai » ? Biosphère14 juin 2021)
NON ce sont bien les outils économiques qu’on utilise qui sont décisifs ! La pensée est bien secondaire, c’est parce que tu penses un modèle économique différent que les outils économiques qu’on utilise change. Regarde nous on pense autrement et puis ça n’a aucun impact sur le réel ! Alors qu’un plan comptable, des actions, des bourses, des produits financiers existant ont un impact dans le réel, et même si on ne les aime pas ou qu’on les pense différemment et ben on est obligé de faire avec ceux existants, tout ce qu’on pense différemment n’a aucun impact. En outre les lois ont aussi un impact, t’a beau pensé différemment, ce sont les règles qu’on nous impose qui ont un impact dans le réel ! Penser penser penser ne suffit pas, t’as beau fermer les yeux, croiser les doigts, serrer les dents puis y croire très très fort, ça ne change rien du tout de penser !
C’est pourtant en pensant qu’on invente des outils, des théories, des lois etc. C’est également en pensant (en réfléchissant) qu’on peut arriver à voir qu’on est dans l’erreur, et de là agir différemment sur le monde réel. Et même si ce monde là ne dépasse pas notre petite sphère individuelle, ou privée, c’est déjà ça. Ainsi peut-être comprendras-tu mieux ce que je disais. Le problème c’est d’abord une façon de penser, de raisonner. Maintenant c’est vrai, la Bêtise fait partie de la réalité et nous devons faire avec. Autrement dit, si ce sont seulement que 4 pelés qui réfléchissent à ce que veut dire «penser vrai», et/ou à d’autres théories économiques etc. et que la masse se complait dans ses vieilles habitudes et sa fainéantise, alors les probabilités pour que ces 4 originaux changent le monde sont plus que faibles.
Oui des outils matériels pas de soucis, tout le monde peut en inventer à la maison s’il s’en donne la peine. Il peut penser dans ce cadre là ça marche !
MAIS des outils économiques passent systématiquement par la LOI en l’occurrence il FAUT le POUVOIR pour les CHANGER ! Donc les Penser ne suffit pas ! Il faut monter des coalitions dans des stratégies de pouvoir pour les changer. Les penser sans le pouvoir ne sert à rien !
C’est pour cette raison que je vous ai toujours affirmé que le Capitalisme était mutagène, lorsqu’on le combat et on croit l’avoir terrassé, il s’adapte pour revenir sous une autre forme.
Tant qu’on utilisera toujours le même système économique, bancaire, financier et monétaire alors il en sera toujours ainsi !
Pour appliquer un vrai programme écologique, il faut une thérapie de choc ! En commençant par réformer en profondeur ces 4 volets, et en finir avec le créditisme qui est le sang monétaire qui alimente toute cette machine infernale. Tant que vous préservez tout ce système ne vous attendez pas à d’autres résultats !
C’est pour cette raison que je ne crois uniquement qu’à l’Armaggeddon, car il y a trop de gens dépendants de ce système, qu’ils ne voudront pas le changer… Tout changera brutalement lorsqu’il n’y aura plus assez de ressources pour maintenir en vie ce système économique de Ponzi…
Beaucoup de choses ont déjà été dites et écrites sur ce sujet. Déjà, si on veut parler du travail de Marx on est bien obligé de parler d’Engels, qui a quand même écrit des choses remarquables.
– « D’aucuns semblent même ne pas demander mieux que de réimporter dans l’économie elle-même la catégorie thermodynamique de travail, – comme le font certains darwinistes avec la lutte pour la vie, – ce dont il ne sortirait qu’absurdité. Que l’on transforme donc n’importe quel skilled labour [travail qualifié] en kilogrammètres et qu’on essaie de déterminer le salaire sur cette base ! » (Friedrich Engels dans Dialectique de la nature)
Marx a-t-il inventé l’écosocialisme ? par Michel Husson (22 déc 2017)
https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/221217/marx-t-il-invente-l-ecosocialisme-par-michel-husson