L’Inde, une surpopulation par condensation urbaine

Claude Lévi-Strauss en 1955 : A Calcutta, la vie quotidienne paraît être une répudiation permanente de la notion de relations humaines. La mendicité générale trouble, on n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. On est contraint par le partenaire à lui dénier l’humanité qu’on voudrait tant lui reconnaître. Une seule hantise, la faim, qui a chassé les foules des campagnes, faisant en quelques années passer Calcutta de 2 à 5 millions d’habitants (ndlr, 100 000 habitants en 1735, près de 15 millions en 2006). Les grandes villes de l’Inde sont une lèpre, l’agglomération d’individus dont la raison d’être est de s’agglomérer par millions, quelles que puissent être les conditions de vie : ordure, désordre, ruines, boue, immondices, urine. Ils forment le milieu naturel dont la ville a besoin pour prospérer. Dans de telles conditions, il n’est pas surprenant que des relations humaines incommensurables à celles dont nous nous complaisons à imaginer (trop souvent de façon illusoire) qu’elles définissent la civilisation occidentale, nous apparaissent alternativement inhumaines et subhumaines. L’écart entre l’excès de luxe et l’excès de misère fait éclater la dimension humaine ; les humbles vous font « chose » en se voulant « chose » et réciproquement. Ceux qui n’ont rien survivent en espérant tout et ceux qui exigent tout n’offrent rien. Ce grand échec de l’Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu’en sécrétant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l’étroit dans leurs espaces géographiques, une solution simple risque de les séduire, celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l’espèce. Ce qui m’effraie en Asie, c’est l’image de notre futur, par elle anticipée. (Tristes tropiques – édition Plon, 1955)

Ariane Mnouchkine en 1963 : je suis arrivée à Calcultta le 24 décembre 1963. J’ai été tellement horrifié par la misère qui y régnait que je me suis littéralement enfuie au Népal. Après avoir marché dans l’Himalaya, je suis redescendue vers l’Inde et j’ai parcouru plus calmement les villages plutôt que les villes. Nehru était encore vivant, et il y avait plus de 400 millions d’habitants. Aujourd’hui il y en a plus d’un milliard deux cent millions. La grande différence, c’est cela au fond. Et c’est ce qui fait que, malgré les progrès immenses de l’Inde, le chaos et la misère restent insupportable sur ce continent où se mêlent la splendeur et l’horreur. (LE MONDE du 23 février 2018)

René Dumont en 1974 : Nous sommes les premiers à avoir dit que la croissance démographique doit être arrêtée d’abord dans les pays riches, parce que c’est dans les pays riches que le pillage du Tiers-Monde, par le gaspillage des matières premières sous-payées, aboutit aux plus grandes destructions de richesse. L’homme attaque la nature depuis 100 000 ans par le feu, le déboisement, le défrichage, etc. Nourrir plus d’homme implique la destruction du milieu naturel. Du reste, si nous nous multiplions inconsidérément, le phosphore nécessaire à l’agriculture manquerait bientôt. Il faut réagir contre la surpopulation. En Inde surpeuplée certes, mais surtout chez les riches : 500 fois plus d’énergie consommée par tête à new York que chez le paysan indien. Ce qui remet en cause toutes les formes d’encouragement à la natalité, chez nous en France. Les propositions du mouvement écologique : la limitation des naissances ; la liberté de la contraception et de l’avortement. Nous luttons pour le droit absolu de toutes les femmes de régler à leur seule convenance les problèmes de contraception et d’avortement. (L’écologie ou la mort, à vous de choisir – la présidentielle de René Dumont chez Payot)

René Monet en 2004 : Supposons que la France s’ouvre totalement à l’immigration et autorise, par exemple, 13 millions d’immigrants indiens. Si l’on rapportait cette population migrante à l’ensemble des Indiens, il y aurait à peine un peu plus d’un migrant sur 100 Indiens. L’Inde aurait du mal à se rendre compte que 13 millions d’entre eux ont émigré. En revanche, pour la France, sa population augmenterait de plus d’un sixième, avec tous les problèmes que l’on peut imaginer du point de vue économique et social mais surtout du point de vue environnemental : extension des terres agricoles, de l’habitat, des voies de communication etc. (ENVIRONNEMENT, l’hypothèque démographique – édition L’Harmattan)

Jean Aubin en 2010 : L’état actuel des sociétés occidentales ne peut constituer le but de l’histoire humaine car le développement tel qu’il est proposé est impossible à généraliser à l’ensemble des pays du monde. On nomme développement l’accès d’une frange infime de la population de l’Inde à la voiture individuelle et à la maison climatisée. On nomme développement l’élargissement de la fracture sociale entre cette infime minorité qui accède à une richesse parfois insolente, et la masse de la population confinée dans la misère. La place étant prise depuis longtemps, le rêve clinquant venu d’Occident n’aura été qu’une escroquerie. (Croissance infinie, la grande illusion – éditions LME)

5 réflexions sur “L’Inde, une surpopulation par condensation urbaine”

  1. Bonsoir Didier Barthès
    Il y a 2 jours (18/7 à 11h34) vous me disiez que mes paroles étaient difficiles à entendre (dit en passant, il y en a d’autres) . « difficiles à entendre », je vous cite, « pour ceux qui chaque jour militent pour ceux en quoi ils croient ». Juste avant vous me posiez une question, précise. Je vous ai répondu, en suivant, comme j’en ai l’habitude, dans le style qui est le mien. Après tout, chacun son style. Hier à 22h51 vous me posiez une autre question à laquelle j’ai répondu ce matin.
    J’appelle ça un échange. Même s’il ne permet pas toujours de solutionner un problème, un échange peut toutefois nous permettre d’avancer (un tout petit peu, c’est déjà ça) et d’avancer à titre personnel.

    Je l’ai dit « mille fois », de Sapiens nous n’en avons que le nom. Sapiens est une espèce jeune, il en est à « l’âge bête », il joue avec le feu, il se croit tout permis etc. Comme beaucoup d’autres, elle risque fort de mal finir sa petite histoire. Bien sûr je crois en l’évolution, mais je crois aussi (croyance, pari, appelez ça comme vous voulez) que l’homme est perfectible, qu’il peut s’améliorer, qu’il en a cette faculté. La preuve, il existe des hommes, et des femmes, hors du commun, des gens exceptionnels, formidables. Alors je rame (je pompe) dans ce sens. Et je me plais à me faire croire que je rame dans la bonne direction … « Quand on ne sait pas où on va, il faut y aller, et le plus vite possible « . Mais moi je rame à ma cadence, en fonction de mes petits moyens, je veille à la surchauffe.

    Quant aux Shadoks, j’avoue qu’ils m’inspirent, je regrette que les jeunes ne les connaissent pas. Je pense qu’il n’est pas besoin d’avoir lu Platon, Kant et Compagnie pour mesurer l’absurdité de cette espèce et de voir combien ces drôles d’oiseaux nous ressemblent.

    En réponse à votre question, par rapport à ce que je sous-entendrais à votre sujet, je ne suis pas à votre place pour dire exactement les raisons qui vous poussent à militer. Je ne pense pas que ce soit pour les honneurs, les podiums et autres conneries de ce genre. Parmi mes propos (parfois si difficiles à entendre) je me suis efforcé d’être clair, imagé, afin d’ébaucher une réponse à ce qui nous pousse à agir (vous et moi et tout le monde), et ceci d’une façon ou d’une autre selon les situations. Je le dis plus clairement, nous agissons tout simplement par pur égoïsme. C’est Henri Laborit qui m’a permis de le comprendre, et finalement je pense que ça explique parfaitement tout le reste. Tout est lié, bien sûr.

  2. Didier Barthès

    Bonjour Michel C,

    Oui bien sûr je suis également sensible à l’humour décalé des Shadock et comme vous, je serais assez favorable à ce qu’ils repassent à la Télévision, il y avait là une vraie création. Comment cela serait il reçu aujourd’hui ? Cela aurait-il le même succès, dans un monde saturé d’images et peut-être moins intellectuel ? J’avoue l’ignorer.
    Si la phrase « s’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème » est savoureuse et nous entraine dans une spirale de réflexions digne de la boucle d’oreilles de la Vache qui Rit, pour autant je doute de la capacité des Shadocks à résoudre quoi que ce soit, résoudre c’est pas leur truc.
    Je sais bien qu’on est face à un mur, hélas.
    Sous entendriez-vous que mon militantisme acharné sur un sujet ne constitue finalement qu’une fuite face à la conscience que j’ai des impossibles ? Ah je ne sais pas, la personne en cause n’est peut-être pas la plus objective et la mieux armée pour confirmer ou infirmer ce genre de conclusion.

  3. Bonjour Didier Barthès.
    Comment ne pas partager ces 4 regards lucides ? Sincèrement, mis à part en restant la tête dans le trou, je ne vois pas. Ceci dit on peut toujours les partager, ces 4 regards… et après ? Qu’est-ce qu’on fait, après ?
    Et là je tente une réponse, qui évidemment ne fera pas avancer le Schmilblick. Ou alors si peu… mais on ne sait jamais.

    Mais avant quelques mots sur Lévi-Stauss. Notez au passage que lui-non plus n’a pas trouvé de solution, du moins il ne nous l’a pas dit. Lévi-Strauss a parfaitement vu le péril, notamment cette « difficulté croissante de vivre ensemble », qu’il mettait sur le compte de l’explosion démographique. En 1971 à la fin de sa conférence « Race et Culture », il dit : «nous ne pouvons mettre notre espérance que dans un changement du cours de l’histoire, plus malaisé encore à obtenir qu’un progrès dans celui des idées.» Dans cette phrase Lévi-Strauss a tout dit.

    Et après ? Il ne reste donc plus qu’à espérer. Espérer ? Mais espérer quoi ? Un miracle ? On a dit que Lévi-Stauss était pessimiste, on a dit qu’il était ceci, qu’il était cela… en tous cas il a fini centenaire. Personnellement je ne cours pas après les records, toutefois je ne suis pas pressé non plus.

    Nous devrions être d’accord pour dire que pour avoir la moindre chance de résoudre un problème, nous devons d’abord l’identifier correctement. Et pour cela avoir de bonnes lunettes, l’esprit clair, etc. Hélas nous voyons bien que la lucidité tout comme la pleine conscience ne font pas tout. Elles ne font pas pour autant des miracles, elles ne nous indiquent pas pour autant toujours la solution. Et je sais que ce genre de situation peut parfois créer un malaise, c’est à dire un autre problème, mais cette fois purement personnel. C’est embêtant, stressant, douloureux et parfois terrible, de prendre pleinement conscience qu’on est planté, fait comme un rat.

    Alors dans les situations extrêmes, et puisqu’il faut bien sauver sa peau, il ne nous reste plus qu’à fuir, pour en sortir, en finir (en découdre ?) Et là je dis « à chacun sa came !» Se jeter du haut d’une falaise, je ne con-seille pas, mais on peut par exemple se dire que « s’il n’y a pas de solution c’est qu’il n’y a pas de problème », c’est une façon comme une autre de gérer la situation, c’était celle des Shadoks. On peut toujours se faire croire qu’ « il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien, que de risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas. »

    Je pense qu’on devrait mettre les Shadoks dans les manuels scolaires, et les passer tous les jours à la télé, à la place de la pub. Pas que les Shadoks, bien sûr. Vous n’êtes pas d’accord ? Merci d’avance pour votre réponse.

  4. Beaucoup de choses intéressantes sont retranscrites dans ce 4001ème article de Biosphère.
    Lévi-Strauss et Ariane Mnouchkine racontent l’horreur de cette misère à Calcutta et dans les grandes villes de l’Inde. Devant une telle horreur Ariane Mnouchkine s’est enfuie. Rien d’étonnant à ça, nous savons que la fuite est un mécanisme de survie. Et Il n’y a pas qu’au Népal qu’on peut fuir, on peut également fuir en Ariège, en Lozère… dans l’alcool, les drogues… et même dans son imaginaire.
    De son côté Lévi-Strauss creuse, il observe, analyse… il voit cet « écart entre l’excès de luxe et l’excès de misère » … il constate et déplore que «Ceux qui n’ont rien survivent en espérant tout et ceux qui exigent tout n’offrent rien. » Il parle aussi de cette « solution simple » qui risque de séduire… et il nous dit que tout ça l’effraie, que l’image du futur l’effraie. Je pense qu’il a bien géré sa frayeur, et il a eu bien raison. Lévi-Strauss a quand même réussi à devenir centenaire, je ne crois pas qu’il soit mort de peur.
    René Dumont en 1974, René Monet en 2004, Jean Aubin en 2010, ne font que nous rappeler que nous allons dans le mur. Parce que nous le savons, mais nous ne voulons ou pouvons pas le croire. Comment faire pour ouvrir les yeux à ceux qui ne veulent ou peuvent pas voir ?

    Un point mérite quand même réflexion. Sachant que c’est la terre qui nous fait vivre, comment se fait-il que des millions de gens soient contraints de fuir la terre (leurs terres, leurs campagnes) pour tenter d’aller survivre dans les villes ? On sait pourtant que rien ne pousse sur l’asphalte et le béton, que rien de bon à manger ne peut pousser sur des tas d’ordures. Alors pourquoi ?
    Pourquoi les enclosures en Angleterre, à partir de la fin du XVIème siècle ? Pourquoi, par exemple, la lande de Bretagne (avec toute sa biodiversité) a-t-elle perdu 98% de la surface qu’elle occupait au XVIIIème siècle ? Trop de bretons, peut-être ? Et pourquoi avoir détruit les Communs en Bretagne ?
    Mais bon, je suis probablement hors sujet, aujourd’hui je regarde la Bretagne, l’autre jour je regardais du côté de la Corse et de l’Ariège… alors qu’aujourd’hui il faudrait qu’on regarde l’Inde. Et hier c’était l’Afrique. Moi je veux bien, mais je pense que tout est lié.

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