Michael Kumhof est co-responsable de la modélisation au sein du Fonds monétaire international (FMI). Son inquiétude concernant un déclin prochain de la production mondiale de pétrole ne trouve aucun écho dans la ligne politique du FMI.Il est interrogé par Matthieu Auzanneau*. En résumé :
Pourquoi vous êtes-vous penché sur la question du pic pétrolier ?
Michael Kumhof – Lorsque j’observe l’économie mondiale, je sais que les implications d’un déclin pétrolier seraient si graves qu’en tant que chercheur, je ne peux qu’examiner ce problème avec le plus grand sérieux.
Combien de temps avons-nous encore avant que le déclin commence ?
Si vous regardez seulement le pétrole brut [qui constitue environ 80 % de la production de carburant liquide], alors on pourrait dire que nous avons déjà atteint la production historique maximale. Au FMI, dans notre dernière étude, nous avons seulement simulé ce qu’il pourrait se passer lorsque le déclin s’amorcera, quelle que soit la date du pic.
Pouvez-vous décrire le degré de gravité des conséquences d’un déclin de la production mondiale de pétrole ?
Dans notre simulation, avec un déclin de 2 % par an des extractions, le prix du brut grimperait énormément, de presque 800 % au bout de 20 ans ! Je ne suis pas sûr que l’économie mondiale serait capable de faire face à quelque chose comme ça. Une fois que les prix du baril dépassent un certain niveau, l’impact sur le PIB pourrait être beaucoup plus grand.
Que voulez-vous dire ?
L’effet des prix du pétrole sur le PIB peut être non-linéaire. Cela signifie qu’au-delà de, mettons, 200 dollars le baril, beaucoup de secteurs pourraient être incapables de faire face. On peut penser aux transports : le fret routier, les compagnies aériennes et toute l’industrie automobile souffriraient très gravement d’un prix aussi élevé. Et puis il y aurait un effet domino sur d’autres secteurs de l’économie.
Notre modèle envisage une adaptation relativement douce, dans laquelle les industries parviennent à ré-allouer leurs investissements en direction d’autres sources d’énergie. Il n’est pas évident à mes yeux qu’il s’agit là d’un scénario correct. Avec [la simulation d’]un prix du baril supérieur à 200 dollars, on entre dans un monde inconnu.
Vous insistez sur le fait que la production de brut n’augmente quasiment plus depuis maintenant sept ans, et ce malgré l’envolée des cours du brut.
Dans notre étude parue en mai, intitulée « L’avenir du pétrole : géologie contre technologie« , nous montrons que, même si la croissance économique réclamait une croissance de la production pétrolière d’environ 0,8 % par an (ce qui correspond à ce que l’Agence internationale de l’énergie a annoncé), les prix du brut devraient dans ce cas augmenter terriblement, de presque 100 % d’ici à la fin de la décennie ! La géologie commence indubitablement à limiter notre capacité à accroître la production.
Vous avez développé ce que vous appelez un « scénario de frontière entropique ». L’entropie n’est pas un concept économique, et l’on ne s’attend pas à le croiser dans une étude du FMI…
Non, malheureusement, ce n’est toujours pas un concept économique. Le concept d’entropie vient de la physique et de la thermodynamique. En gros, ce concept dit que tout système fait face à une dissipation de son énergie, allant d’un état concentré à un état diffus, c’est-à-dire techniquement inutilisable. Bien des structures que nous utilisons ont été construites en ayant recours à des quantités énormes d’énergie concentrée, principalement sous forme de carburants fossiles. Si vous ne touchez pas à ces structures, si vous n’ajoutez pas constamment de l’énergie au système, alors au bout de quelques décennies, ces structures s’effondreront.
Les économistes ont négligé l’entropie, je pense que c’est une erreur. Il y a eu une analyse publiée en 1971 [pdf] par Nicholas Georgescu-Roegen.
Que diriez-vous du degré de prise de conscience du FMI à propos du pic pétrolier ?
Nous autres chercheurs ne produisons pas la ligne politique officielle du FMI. Nous avons présenté nos travaux en interne, mais uniquement au sein du département de recherche. Pour ma part, lorsque je regarde les faits, je ne peux tout bonnement plus écarter la perspective géologique [la perspective d’une limite absolue des capacités d’extraction mondiales]. Ecarter cette perspective serait hautement anti-scientifique, et même irresponsable.
NB : Matthieu Auzanneau est journaliste indépendant. Si vous souhaitez soutenir financièrement son travail, cliquez ICI
J’aurais tendance à être d’accord avec philippulus. Est-ce un complexe des spécialistes des sciences humaines vis-à-vis des sciences dures, ou une façon de se justifier, en tout cas leur tendance est à vouloir quantifier en reprenant des notions « dures », comme l’entropie. Que je sache, ce n’est pas l’entropie qui sera un facteur limitant pour nos sociétés industrielles, et engager la bataille sur des chiffres sujets à caution et à interprétation, a fortiori calculés pour l’avenir, ne peut pas mener bien loin face à des « experts » qui auront toujours d’autres chiffres à nous opposer. Même si effectivement il existe des limites physiques réelles, ce n’est pas la quantité de ressources restantes qui définit la durée pendant laquelle nous devons continuer à accepter la société actuelle – ou alors, soyons prêts à l’accepter avec tous ses défauts si les ressources prouvées venaient soudainement à être multipliées par 10 -; non, c’est sur le plan des valeurs que nous sommes en désaccord. Argumenter sur les quantités, alors que c’est d’abord un problème de qualité, est selon moi une stratégie vouée à l’échec.
Il semble peu probable que la crise économique actuelle soit une crise liée aux ressources (ces crises-là viendront aussi, beaucoup plus violentes), pourtant elle laisse beaucoup d’entre nous sur le carreau, ou affaiblis; et son origine n’est-elle pas essentiellement une distorsion des valeurs, qui a contaminé tout le système social?
Faire prendre conscience des limites du système est essentiel, mais ce n’est pas ce qui nous définira quelle société nous voulons à l’intérieur de ces limites.
Bonjour José
Une approche écologiste est une approché systémique, liant sciences dures et sciences humaines. L’espèce humaine, être culturel, ne peut vivre en harmonie avec les contraintes géophysiques que s’il élabore un mode de vie adapté, donc en misant sur le qualitatif et l’éthique de la Terre. Ces valeurs à promouvoir, nous les connaissons déjà : simplicité volontaire, sobriété énergétique, conscience des limites, esprit de convivialité, etc. Mais comme vous le faites justement remarquer, « les crises seront violentes » car le goût du confort nous empêche sauf exception de pratiquer un autre genre de vie que la société de consommation et du spectacle.
Il faudrait plus de temps pour aborder le fond de vos propos : est-ce le matérialisme (la finitude des ressources) qui nous impose un mode de pensée, ou le monde des idées et des valeurs qui définit la société où nous allons vivre ? Marx ou Hegel ? Contentons-nous pour l’instant de remarquer que c’est l’abondance de l’énergie fossile qui a produit une société de consommation et du spectacle. Contentons-nous de subsumer que les différents pics de ressource (pétrole, uranium, terres rares, etc.) vont entraîner des difficultés incalculables pour gérer la pénurie.
Biosphère,
Dans une première réponse vous me conseilliez de façon un peu hautaine :
« Pour ne plus faire d’erreur sur un penseur trop ignoré, lisez son livre sur l’entropie et l’économie. Merci. »
Je vous répond que j’ai lu le livre en question, mais vous me rétorquez que les critiques, argumentées, que je formule sont irrecevables. No débat ?
Pour finir, j’ai droit à ça : « Dommage, vous faites le jeu des croissancistes… ».
Ce que je trouve quelque peu agressif. Comme vous dites, dommage…
@biosphère,
Il se trouve que j’ai effectivement lu (et relu) « La décroissance » sous-titré « Entropie-Ecologie-Economie » de NGR qui est une sorte de bible pour certains militants de la décroissance. Et c’est pour pouvoir débattre en toute connaissance de cause et de façon constructive avec ceux-ci que je l’ai lu.
Quelques citations in extenso.
« Ce n’est pas une tâche aisée que d’expliquer en détail ce que signifie l’entropie. Il s’agit d’une notion si complexe que, à en croire une autorité en thermodynamique, elle n’est pas facilement comprise par les physiciens eux-mêmes ».
Mais NGR, lui, a tout compris !
Quelques pages plus loin :
« Tout cela prouve que, même si la loi de l’entropie peut paraître extrêmement simple, son interprétation correcte réclame une attention spéciale ».
Et moi, lecteur attentif doté d’une solide formation scientifique, j’affirme que l’usage qu’en fait NGR est inapproprié. Je ne l’accable pas et il est loin d’être le seul dans son domaine à tenter de légitimer son discours verbeux en mésusant de notions scientifiques « complexes ».
Une autre citation :
« Mais ce qui nous intéresse, évidemment c’est que, de toute évidence, notre environnement immédiat, le système solaire, s’achemine vers une mort thermodynamique, tout au moins pour ce qui est des structures porteuses de vie ».
On est quand même tranquille de ce côté pour quelques milliards d’années, évidemment de toute évidence.
Pour finir :
« L’homme n’a le contrôle du flux du rayonnement solaire pour aucune fin pratique ».
Après une nuit très froide (-14°), les quelques heures d’ensoleillement de la journée m’ont fourni près de 5KWH d’électricité d’origine photovoltaïque, m’ont permis de mettre le poêle à bois à l’arrêt pour l’après-midi malgré une température extérieure sous abri de -3° et ont aussi activement contribué à réchauffer l’eau du ballon ECS.
Je vous laisse méditer sur le caractère péremptoire et totalement erroné de l’affirmation ci-dessus.
La cause de l’objection de croissance (que je soutiens et QUE JE PRATIQUE) a tout à gagner à remiser au rang des curiosités inutiles ce genre d’ouvrage et ce genre d’auteur.
Philippulus,
Bravo pour votre pratique de l’objection de croissance. Mais il apparaît que vous n’avez pas lu notre infirmation de votre commentaire précédent. Nous répétons que contrairement à vos dires, Georgescu-Roegen savait que la biosphère possède un soleil qui ralentit l’entropie… mais ne l’élimine pas.
Ce n’est pas en critiquant les propos de Georgescu sur des points secondaires que vous éclaircissez pour nos lecteurs les rapports entre entropie, économie et système semi-ouvert. Dommage, vous faites le jeu des croissancistes… ce qui est en contradiction, nous semble-t-il, avec votre pratique.
Désolé, mais je vais être désagréable. Les « sciences dites humaines » ont trop souvent une fâcheuse manie, celle d’aller piocher dans les « sciences dures » des concepts qu’elles utilisent à tort et à travers. Ainsi en est-il de l’entropie qui n’a de sens que dans le cadre de la thermodynamique. L’employer abusivement dans le discours économique, comme l’a fait Nicholas Georgescu-Roegen, n’apporte rien et relève en fait de l’imposture. La planète Terre n’est pas un système énergétiquement clos et tant que la centrale thermo-nucléaire nommée soleil fonctionnera (on en a encore pour 4 milliards d’années) il n’y aura rien à craindre du côté de la fausse question de l’inexorable dégradation de l’énergie.
Le problème que pose la fin programmée des sources d’énergie fossiles est ailleurs. Il va falloir apprendre rapidement à se passer des sources d’énergie « stock » et n’utiliser que les sources « flux ». L’énergie solaire reçue annuellement par la terre correspond à plus de 8000 fois l’énergie consommée.
Philippulus,
Georgescu-Roegen avait un discours bien plus complexe que ce que vous affirmez. Il savait pertinemment que la terre n’est pas un système clos grâce au soleil. Par exemple :
« Quelques organismes ralentissent la dégradation entropique : les plantes vertes emmagasinent une partie du rayonnement solaire qui autrement serait immédiatement dissipée sous forme de chaleur. C’est pourquoi vous pouvez brûler aujourd’hui de l’énergie solaire préservée de la dégradation il y a des millions d’années sous forme de charbon, ou depuis un plus petit nombre d’années sous forme d’arbres. Tous les autres organismes accélèrent la marche de l’entropie et les humains plus que les autres… Il est vrai qu’une économie fondée en priorité sur le flux d’énergie solaire romprait avec le monopole de la génération actuelle par rapport aux générations à venir. Mais l’énergie solaire comporte un immense désavantage par rapport à l’énergie d’origine terrestre. Cette dernière se présente sous forme concentrée alors que le flux d’énergie solaire nous parvient avec une très faible intensité. »
Georgescu-Roegen, s’il vivait encore, serait par contre tout à fait en accord avec votre demande de n’utiliser que les sources « flux » et non « stock ».
Pour ne plus faire d’erreur sur un penseur trop ignoré, lisez son livre sur l’entropie et l’économie. Merci.
Ce concept d’entropie est vraiment essentiel pour comprendre l’essence du problème. Il est vrai qu’il est négligé par les économistes. Est-ce le fruit de la séparation entre les sciences dites humaines dont fait partie l’économie et les sciences physiques ? Mais quand même quelques intellectuels le manient régulièrement. On trouve une bonne compréhention du problème chez André Lebeau (auteur de « L’enfermement planétaire ») et beaucoup d’analyses aussi chez Jacques Neirynck, un penseur chrétien auteur notamment de « La grande illusion de la technique »
Allons, allons, point d’ inquiétude , les anthropocentristes nous assurent que l’ homme et son intelligence sans limites, personnifiée par la science triomphante,trouveront bien « quelque chose » pour pallier les effets du pic pétrolier.
Sacré bipède arrogant, toujours aussi sûr de lui et de sa pérennité .