Dans une barre HLM à La Courneuve, trois garçonnets de 2, 5 et 6 ans, privés de soins, d’école et de tout suivi médical depuis leur naissance, partageaient dans le dénuement le plus complet une pièce d’un appartement. Aucun signe de la présence d’enfant en bas âge, à l’exception d’un lit pliant de bébé. Aucun jouet. La baignoire ne semble pas avoir servi depuis des mois. Les deux enfants les plus âgés présentent des troubles majeurs du développement, ils ne parlent pas, ils ne marchent pas. On ne parle pas une langue qu’on n’a pas apprise. Ces « enfants sauvages », selon les mots des enquêteurs, ont été retirés à leur famille.
Les 3 auteurs de l’article* se contentent d’un rapport factuel sur les circonstances de ce drame familial sans en tirer d’enseignement sur les rapports entre nature et culture. Pourtant la saga des enfants sauvages est bien documentée. L’expression enfant sauvage est apparue dans un rapport de police relatant la capture du « sauvage de l’Aveyron » en 1799. Dans une région reculée de l’Inde un pasteur recueille en 1920 deux fillettes qui avaient été adoptées par des loups. L’une et l’autre ont d’épaisses callosités à la paume des mains, aux coudes, aux genoux. Elles laissent pendre leur langue, imitent le halètement des loups et ouvrent parfois démesurément les mâchoires. Le goût exclusif pour les aliments carnés conduit les fillettes (deux et huit ans à peu près) aux seules activités dont elles sont capables : donner la chasse au poulet et déterrer les charognes ou les entrailles. Insociables, indifférentes à l’égard des autres enfants, elles expriment leur hostilité par un mouvement rapide de la tête.
Ces exemples d’enfant sauvage sont rares, mais ils montrent que notre socialisation résulte d’un apprentissage. Un enfant élevé dans un placard ressemblera à son placard et aux petites fractions d’humanité qu’il aura pu saisir quand s’ouvre le placard. Certains croient encore au développement naturel de l’enfant alors que rien de son comportement n’est inné si ce n’est quelques arcs-réflexes donnés dès la naissance comme la succion. Ce ne sont pas les gènes qui régentent l’univers synaptique du cerveau humain, c’est une forte poussée du lobe frontal qui permet au bébé la construction autonome de son cortex cognitif et affectif grâce aux impressions laissées par le milieu socioculturel. La petite enfance est le temps de l’imitation, l’enfant est comme une éponge qui s’imprègne de tout ce qui passe à côté de lui. L’éducation est aussi un dressage, un conditionnement cérébral. Certaines connexions entre neurones sont fréquemment sollicitées par l’environnement, d’autres le sont moins. L’enfant voudra vérifier la légitimité des règles sociales qui l’entourent, mais seulement dans la mesure où son apprentissage verbal lui a laissé une capacité d’autonomie de pensée.
Les humains ne sont pas des « sauvages », ce sont des animaux qui ont élaboré la bonne/mauvaise idée de mettre des mots à la place des choses. Le langage sert à la fois à mettre des mots sur des sensations et à transmettre de l’information. La Nature est donc pour les humains un mot avant d’être une chose. En d’autres termes, la seule Nature qui existe est un champ linguistiquement constitué. Lorsqu’un enfant regarde un coucher de soleil, il le fait à travers le prisme d’une socialisation verbale qui va lui ouvrir ou lui fermer les yeux en disant la beauté du soleil ou son insignifiance. Les mêmes causes donnant les mêmes effets, si l’enfant est élevé en dehors de toute relation avec la société, il restera « sauvage » ; si l’enfant est élevé en dehors de toute relation avec la Nature, il intégrera le plus parfait mépris pour tout ce qui n’est pas affaire humaine. Une socialisation qui oublie l’importance de la Biosphère ne peut que conduire à l’égoïsme humain et à la catastrophe.
* LE MONDE du 22 mars 2014, Trois « enfants sauvages » découverts dans un logement à La Courneuve