Trois théories de la décroissance malthusienne

Maîtrise en fondements et pratiques de la durabilité à l’université de Lausanne.

Dans les années 1970, on avait une claire conscience de la nécessité de décroître démographique de façon volontaire. Mais dans les années 2000, plusieurs penseurs de l’écosocialisme et de la décroissance ont dénigré cette façon de penser et/ou nié l’importance du poids du nombre. Aujourd’hui émerge cependant une gération d’éco-malthusiens qui mettent l’accent sur le constat de surpopulation à l’heurenous avonspassé 8 milliards d’humains.

Cet historique en trois temps est relaté par un mémoire de master en durabilité de Sierro Quentin, « Décroissance contemporaine française et démographie : une esquisse des raisons de la position des décroissants vis-à-vis de la question démographique. (septembre 2022, 145 pages) »

Extraits :

les années 1970, malthusiennes

Nicholas Georgescu-Roegen propose un programme écologique – un « programme bioéconomique minimal ». Ce programme comprend huit points, le troisième concerne la population mondiale : « L’humanité devrait diminuer progressivement sa population jusqu’à un niveau où une agriculture organique suffirait à la nourrir convenablement. Bien entendu, les pays qui connaissent à présent une très forte croissance démographique devront faire des efforts tous particuliers pour obtenir aussi vite que possible des résultats dans cette direction ». Si l’économiste est critique vis-à-vis des approches visant à calculer une population limite (Georgescu-Roegen parlant du « mythe de la population optimale » Il pense néanmoins qu’elle doit être corrélée à ce qu’une agriculture biologique peut produire : « Une agriculture hautement mécanisée et lourdement fertilisée permet la survie d’une très grande population […] mais au prix d’un épuisement accru des ressources […] ce qui, toutes choses égales par ailleurs, signifie une réduction proportionnellement accrue de la quantité de vie future » (page 87)

René Dumont met également en évidence que la population mondiale a grandement augmenté entre 1930 et 1970. Le constat est sans appel : « l’explosion démographique a pris des proportions compromettant l’avenir même de l’humanité » Que faut-il faire ? Dumont avance que des « mesures limitatives autoritaires de la natalité vont donc devenir de plus en plus nécessaires, mais elles ne seront acceptables que si elles commencent par les pays riches et l’éducation des autres » Aux mesures néomalthusiennes (suppression des aides financières en faveur de la natalité, quota de naissances dans les pays riches), Dumont ajoute des mesures visant à mettre fin au complexe militaro-industriel, à interdire les voitures privées, et à contrer les processus d’urbanisation. Les mesures néomalthusiennes ne touchent pas que les pays nantis et doivent également être mises en place dans les pays « pauvres surpeuplés »

La question de la surpopulation reste, pour Ivan Illich, un facteur aussi important que les impacts de la société de masse : « si, dans un très proche avenir, l’humanité ne limite pas l’impact de son outillage sur l’environnement et ne met pas en œuvre un contrôle efficace des naissances, nos descendants connaîtront l’effroyable apocalypse prédite par maint écologue » Illich prend ici comme exemple « le contrôle des naissances » (usage de la pilule contraceptive, avortement) qui doit rester un outil convivial (évitant ainsi tout « monopole médical » (page 91).

Arne Naess propose en complément des éléments théoriques et métaphysiques de son écologie profonde ce qu’il nomme « une plateforme du mouvement d’écologie profonde » Le point cinq de cette plateforme – découlant du double constat énoncé plus haut – postule que : « l’épanouissement de la vie humaine et des cultures est compatible avec une baisse substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non humaine nécessite une telle baisse ». Pourquoi mettre l’accent sur une baisse démographique ? Pour Naess, les changements technologiques et économiques visant à une « nouvelle conduite écologiquement responsable » auraient été trop lents à mettre en place dans les années 1970. L’ « extrême gravité de la situation » ) demandait autant des changements structuraux – économie, technologie, idéologie anthropocentrée – qu’une baisse rapide de la démographie mondiale. (page 92)

les années contemporaines, anti-malthusiennes

Alors que les précurseurs de la décroissance voient la démographie comme un problème – au moment où ils font leur constat et dans le futur – les théoriciens contemporains vont adopter une posture totalement différente vis-à-vis de la démographie. (page 93)

J’avancerai que les décroissants actuels ne sont pas malthusiens ni néomalthusiens mais adoptent une posture en partie cornucopienne (page 95) et qu’ils ne défendent, à aucun moment, l’hypothèse d’une surpopulation mondiale ; ils n’adoptent à aucun moment la vision question/problème. Plusieurs raisons expliquent ce choix : des raisons intellectuelles et des raisons contextuelles. Si les théoriciens pouvaient être sensibles au problème de la surpopulation au début des années 2000, cet intérêt pour la question démographique ne se retrouve pas dans leurs ouvrages ultérieurs ; ils sont mêmes très hostiles à toute idée liant les problèmes environnementaux à la population. (page 83)

Lavignotte a suggéré trois « ruptures » pour expliquer la non prise en compte de la problématique de la démographie au sein de la mouvance décroissante : la rupture par la réalité – la transition démographique bien entamée va mener à une stabilisation de la population globale voire à sa disparition (Ariès, 2003) ; la rupture par le social – le problème est le mode de vie et non pas le nombre de vie (Cheynet, 2008) ; et la rupture par la morale – sacrifier l’humanité sur l’autel de l’écologisme inverserait les valeurs de l’humanisme (Cheynet, 2009. (page 94)

Vincent Cheynet soutient « [qu’] il suffit généralement d’aborder la question des limites pour se voir, par amalgame, affubler du qualificatif de malthusien ». Rapidement, l’auteur souligne que « le débat sur la natalité est piégé », c’est même un « débat miné » en France . Le malthusianisme est considéré contemporainement comme « à la fois la nécessité de prendre en compte les limites écologiques et une pensée antisociale » ; comme la mouvance défend cette prise en compte des limites écologiques pour critiquer la croissance, le raccourci est vite fait…

Dans la littérature décroissante, la question de la population est éclipsée par le caractère inégal de la répartition des richesses. Pour les théoriciens, il n’y a pas de (sur)population, puisque celle-ci peut encore augmenter (Ariès, 2003; Latouche, 2006) ; il n’existe que le problème de l’inégale répartition des parts du gâteau… Cheynet soutient aussi que « nous n’avons aucun souci à nous faire quand à la capacité de l’humain à trouver des solutions techniques pour engager des politiques de décroissance » (Cheynet, 2008), toutefois sans définir quelles techniques il a en tête. Ariès avance que la « Bombe D [soit bombe démographique] pourrait être paradoxalement une chance puisqu’elle nous oblige à inventer collectivement une nouvelle espérance, capable d’enfanter un monde plus humain et plus égalitaire »

Un néo-malthusianisme renaissant

Ce choix, fait par les décroissants, n’est pas passé inaperçu chez des critiques éco-malthusiens français (Sourrouille, 2014 ; 2020). Sourrouille voit dans le choix du raccourci effectué par les objecteurs de croissance entre surconsommation et impacts environnementaux une mauvaise compréhension de l’entité IPAT. Quand les décroissants affirment que le nombre d’individus est sans importance mais que le nombre de véhicules motorisés l’est, Sourrouille avance que le « nombre d’automobiles dépend forcément du nombre d’automobilistes ». Sourrouille fait alors appel à la formule IPAT en reprenant l’exemple des automobiles – dont l’interdiction est chère aux décroissants (Cheynet, 2011) – et soutient que « le nombre d’humains est un multiplicateur des nuisances de l’automobile dans les émissions de gaz à effet de serre et réciproquement. L’existence de l’automobile multiplie l’impact de chaque individu » (Sourrouille, 2020). Dans l’entité IPAT, il n’y a pas de facteur qui puisse être retiré arbitrairement : « il n’y a pas de priorité, de cause seconde ou secondaire, impact démographique et impact économique sont intimement liés » Sourrouille met sur un même plan une vie humaine et le bien-être environnemental, son point de vue diffère complètement des théoriciens. Servigne (2014) ajoute que si le but des décroissants est de « changer la trajectoire du monde » alors il faut agir « sur tous les paramètres en même temps » – soit la « population, [la] production, [l’] énergie, [la] pollution, [les] rendements agricoles » (page 103).

En France, la question démographique est subsumée par un ensemble d’auteurs sous le terme de « tabou » (Tarrier, 2011 ; 2014. Sourrouille, 2020 ; Bertaux, 2020) autant dans le champ scientifique de la démographie que du paysage politique français. Pour ces auteurs, remettre en question la croissance démographique revient à attaquer une politique nataliste voulue par le gouvernement. Un des auteurs proches de la décroissance, Yves Cochet (2014) souligne que lorsque l’idée de décroissance démographique est défendue dans l’espace public français, le champ politique se ligue contre les thèses (néo)malthusiennes : « La droite décèle une campagne en faveur d’avortements massifs, de promotion de l’homosexualité et d’abandon du patriotisme. La gauche nous soupçonne d’attaquer les droits humains, de fuir le problème du financement des retraites, voire de prêcher l’eugénisme ou le racisme » (page 109)

conclusion : Les enjeux entre la démographie et l’environnement vont certainement prendre de plus en plus d’importance dans les décennies à venir. Bien que le taux de croissance de la population globale baisse, l’excédent de population correspond à plus de 80 millions de naissances par an. Bien qu’inégalement répartie, la population mondiale continuera à croître – selon les projections – jusqu’à la fin du siècle. Pour les positifs, cette hausse est synonyme d’une plus grande inventivité technologique, de développement (thèse boserupienne) et de bien-être économique. Pour les pessimistes, elle va engendrer des dégâts environnementaux s’accumulant au poids actuel de la population globale et mener à une catastrophe (écologique ou conflits interétatiques pour l’accès aux ressources). (page 117)

Bien que ce mémoire démontre que les décroissants contemporains français ne sont en aucune façon des adeptes d’un contrôle démographique, je me demande cependant de quelle manière une société de décroissance peut fonctionner lorsque la population augmente alors que dans une économie stationnaire elle doit être stabilisée (Daly, 2008). (page 120)

Une future recherche pourrait donc démarrer à partir du questionnement suivant : comment les alternatives fortes à la croissance (croissance zéro, décroissance sélective, société sobre, écologie industrielle, économie stationnaire) intègrent-elles la question démographique et comment y répondent-elles (constat d’un problème, constat de solution ou alors absence de réflexion) ? (page 121)

source : https://igd.unil.ch/memoires/memoires/1965

6 réflexions sur “Trois théories de la décroissance malthusienne”

  1. – « actuellement les thèses de retour à l’idée de surpopulation font à nouveau leur chemin. »
    ( BIOSPHERE 6 MAI 2023 À 19:18 )

    Oui je vois ça, et alors ? Je vois aussi que la Bête est de retour. Je vois de vieilles idées pourries qui reviennent, et progressent. En France, et pas que. Misère misère !
    Ce n’est pas parce que la fenêtre d’Overton est ouverte, que ce qu’ON n’osait pas dire hier est aujourd’hui «politiquement correct», voire à la mode (comme dire «Quoicoubeh» et autres conneries du genre), que la saloperie devient la bien-pensance… qu’il nous faudrait absolument nous prêter au jeu. Et suivre le troupeau. Bêêêhhhh !!! Hi-han hi-han !!!

    1. – « Une future recherche pourrait donc démarrer à partir du […] (constat d’un problème, constat de solution ou alors absence de réflexion) ? (page 121) »

      Une recherche ??? Mais une recherche de quoi, en quoi ?
      Mais qu’est-ce que tout ça veut dire ? Que s’il n’y a pas de solution c’est qu’il n’y a pas de problème ? Notez alors que ce n’est pas du tout con comme raisonnement.
      Ben oui, il n’y a pas que chez les Shadoks que c’est logique.
      Et pourquoi de suite évoquer une absence de réflexion ? À moins là encore que «réflexion» veuille désormais dire «communion». Ou encore «répétition», «radotage», voire «vomissement» (comme chez MARCEL DUTERTE 7 MAI 2023 À 11:21).
      Bref, à moins que par définition la réflexion – comme l’intelligence, la logique, la bien-pensance, la vérité et j’en passe- ne puissent exister que du côté malthusien.
      Et la connerie uniquement chez les autres

  2. Rapporterre

    « Les décroissants actuels ne sont pas malthusiens ni néomalthusiens mais adoptent une posture en partie cornucopienne et ne défendent, à aucun moment, l’hypothèse d’une surpopulation mondiale. »
    Précisons que cornucopien vient du latin « cornu copiae » signifiant corne d’abondance. Quand il s’agit de croissancistes, cela se comprend, investissement et innovation technologique permettront à l’humanité de subvenir éternellement à ses besoins matériels même dans un monde fini. Pour des décroissants, c’est incompréhensible, cela veut dire qu’il suffit sans doute de supprimer les riches et leurs grosses bagnoles pour faire faire face à n’importe quel niveau de population dans un monde fini !

    1. Vous faites bien de commenter ce passage, qui vaut son pesant de cacahuètes.
      Dire que les décroissants adoptent une posture cornucopienne, ne serait ce qu’en partie… fallait oser. Le cornucopianisme a une définition bien précise, et ce n’est pas parque qu’il s’oppose schématiquement au néomalthusianisme que le monde se divise en deux camps, malthusiens vs cornucopiens.
      Maintenant, si pour vous c’est incompréhensible… alors évitez de traduire.
      Vous éviterez ainsi de faire dire aux décroissants actuels, ceux bien sûr qui ne sont pas malthusiens ni néomalthusiens, ce qu’ils ne disent pas.

      1. Didier BARTHES

        Le problème c’est qu’en épousant pas les thèses malthusiennes, les décroissants sapent les bases même de leur raisonnement et se coupent totalement de la sphère écologiste puisqu’ils refusent de facto à toute la vie sauvage de pouvoir exister (regardez le rythme d’extinction des espèces en particulier des grands mammifères, oui je sais il y a encore des sangliers en France). Encore une fois ce n’est pas le réchauffement climatique qui a tué les animaux.

      2. Mon cher Didier, permettez-moi de ne pas voir les choses (le monde) en mode binaire. Déjà, vous savez que pour moi le mot écologie (au lieu d’écologisme => « la sphère écologiste » ?) ne veut plus rien dire.
        ( Mot récupéré par tout le monde, même par les plus pourris )
        Ensuite, qu’entendez-vous par « épouser les thèses malthusiennes » ?
        S’il s’agit d’admettre qu’on ne peut pas mettre 13 oeufs dans une boite de 12 sans faire d’omelette, alors étiquetez-moi malthusien si ça peut vous faire plaisir. Maintenant s’il s’agit de dire amen à la sacro-sainte équation I=PAT, alors ne comptez pas sur moi. Et encore moins pour tirer des conclusions fantaisistes comme celle-là : « ils refusent de facto à toute la vie sauvage de pouvoir exister »

Les commentaires sont fermés.