Les économistes peuvent-ils sauver la planète ? C’est comme si on demandait à un pyromane de bien vouloir éteindre l’incendie qu’il a allumé. L’économie telle que définie par l’université ne s’occupe que des moyens, et encore, ceux qui permettent d’augmenter à court terme le niveau de vie tout en détériorant le genre de vie. Les modèles économ(étr)iques* ne sont pas en mesure de prévoir les risques de catastrophes environnementales (ou même financières), ils fonctionnent à court terme, business as usual. Dominique Méda remet les pendules à l’heure : « Les sciences économiques se sont profondément transformées depuis le XIXe siècle en se désencastrant de la Nature et en pensant possible une croissance endogène illimitée autoentretenue. Or c’est non seulement dans la société, mais aussi dans la biosphère que doit s’insérer l’économie, non pas pour en devenir la docile servante, mais pour inscrire résolument ses analyses dans les limites planétaires. L’économie écologique (économie biophysique, ou bioéconomie, ou reproduction durable) doit nous aider à déployer des pratiques réellement économes au sens premier du terme, « économiser.** »
La sociologue Dominique Méda redit ce que beaucoup d’analystes clairvoyants ont dit depuis des années. Prenons l’image de trois cercles concentriques. Alors que l’économie actuellement (le cercle le plus large) a tendance à englober et à dominer les activités sociales (cercle médian), et à ne pas se soucier de la nature (cercle le plus petit), il faut inverser cette hiérarchie. L’économie devient le cercle le plus petit, elle est mise au service de la société qui reste le cercle médian, elle-même contenue dans les limites de la nature (cercle englobant).
En 1968, Bertrand de Jouvenelécrivait : « Les progrès matériels que nous avons faits tiennent à la mise en œuvre de forces naturelles : car il est bien vrai que nos moyens physiques sont très faibles et, relativement à notre taille, bien plus faibles que ceux des fourmis. Aussi J.B. Say avait-il raison de noter qu’Adam Smith s’égare lorsqu’il attribue une influence gigantesque à la division du travail, ou plutôt à la séparation des occupations ; non que cette influence soit nulle, ni même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont pas dues à la nature du travail : on les doit à l’usage qu’on fait des forces de la nature. » Le mot bioéconomie n’était pas utilisé, mais l’intention y était.
En 1971, Nicholas Georgescu-Roegen précise les intuitions de Bertrand de Jouvenel dans The Entropy law and the Economic Process : « La théorie économique dominante considère les activités humaines uniquement comme un circuit économique d’échange entre la production et la consommation. Pourtant il y a une continuelle interaction entre ce processus et l’environnement matériel. Selon le premier principe de la thermodynamique, les humains ne peuvent ni créer ni détruire de la matière ou de l’énergie, ils ne peuvent que les transformer ; selon l’entropie, deuxième principe de la thermodynamique, les ressources naturelles qui rentrent dans le circuit avec une valeur d’utilité pour les humains en ressort sous forme de déchets sans valeur.»
En 2009, Yves Cochet, dans son livre « Antimanuel d’écologie », parle d’économie biophysique : « L’économie que nous voulons esquisser – appelons-là l’économie biophysique – part de l’hypothèse que l’énergie et les matières requises pour fabriquer biens et services doivent être tout autant prises en compte que les interactions entre humains. Pourquoi, en effet, l’économie actuelle est-elle devenue une science sociale en excluant le monde biophysique ? Parce que, depuis deux siècles, l’abondance et le faible prix de l’énergie nous ont permis d’ignorer la nature. Cette profusion énergétique seule a été capable d’engendrer d’énormes richesses au XXe siècle pour une part dérisoire de nos salaires et de notre temps. »
En 2011, René Passet utilise le terme de bioéconomie : « Il n’est désormais d’économie viable qu’une bio-économie au sens propre, c’est-à-dire une économie ouverte aux lois de la biosphère. Le paradigme qui s’impose aux sociétés n’est plus celui de la mécanique, mais celui de la biologie et des systèmes complexes régissant la survie évolutive de l’humanité et de la biosphère. Dire que l’humanité consomme plus d’une planète est une façon d’affirmer qu’elle a franchi les limites de la capacité de charge de la biosphère. Il s’agit d’un tournant décisif. L’économie se trouve confrontée à sa vraie nature d’activité transformatrice de ressources et d’énergies réelles ; elle ne saurait se reproduire elle-même dans le temps que dans la mesure où ses règles d’optimisation restent subordonnées au respect des fonctions assurant la reproduction à très long terme de la nature ; elle est amenée à se penser dans la reproduction du monde. »
Quand l’économie est devenue la « science » qui consiste à déterminer comment faire le maximum de profits avec le minimum d’investissements matériels et humains, comment s’étonner qu’elle ait oublié le monde physique, ses limites et ses contraintes ? Dans un article de ce blog, nous n’hésitions pas à titrer : Bioéconomie, l’économie comme sous-partie de l’écologie.
* La fable de l’économie telle que l’expose la quasi-totalité des manuels de sciences économiques en fait un système circulaire d’échanges de valeurs entre la sphère des entreprises et la sphère des ménages. C’est un système conceptuellement clos, une sorte de machine intellectuelle réalisant le mouvement perpétuel à l’intérieur d’un grand parc aménagé pour la satisfaction à court terme des plus riches, et pour le plus grand malheur de tous à moyen terme.
** Mon petit Larousse me dit : « Economie, Art de réduire les dépenses » ou « ce que l’on ne dépense pas ». Ce sens traditionnel a malheureusement été bien oublié au profit d’une économie de croissance qui a épuisé la biosphère.
Ne les mettons quand même pas tous dans le même panier. Disons que la plupart des économistes déconnent grave.
En attendant, la critique de l’économie orthodoxe n’est pas nouvelle. On peut déjà citer l’ «Introduction générale à la critique de l’économie politique» de Karl Marx, publiée en 1859. Bien plus récent, en 2000 Albert Jacquard publie «J’accuse l’économie triomphante». Et puis l’«Antimanuel d’économie» de Bernard Maris, ou encore le «Petit bréviaire des idées reçues en économie» par Les Econoclastes. Bref, il y a longtemps qu’on sait, que la plupart ses économistes ne sont que des curés aveuglés par leur religion.
En commentaire de l’article «Le faux clivage entre économie et écologie», le 26 oct 2020 à 11:55 j’ai dit (écrit) que la raison voudrait que l’une et l’autre se fondent dans l’autre, pour n’en faire plus qu’une. Et peu importe alors le nom de cette réconciliation.
Certains l’appellent donc «économie biophysique», d’autres «bioéconomie», d’autres encore «reproduction durable». Avec ça nous voilà bien avancés, donnons-nous rendez-vous dans 100 ans pour voir ce que nous en avons fait.