« Un monde s’était organisé sans nous. Il obéissait à des lois profondes qui n’étaient pas identiques à celles des Sociétés antérieures. Ce monde était caractérisé par l’anonymat : personne n’était responsable et personne ne cherchait à le contrôler. Chacun occupait seulement la place qui lui était attribuée. L’homme était absolument impuissant en face de la Banque, de la Bourse, de la TSF (transmission sans fil), de la Production, etc. On ne pouvait pas lutter d’homme à homme comme dans les sociétés précédentes – ni d’idée à idée. Nulle part il n’était plus question de vivre sa pensée et de penser son action, mais seulement de gagner sa vie tout court. Cette société s’est trouvée caractérisée à nos yeux par ses fatalités et son gigantisme.
Fatalité de la guerre, un stade d’armement assez avancé pour que l’acte de tuer ne soit plus un acte concret et affreux entre tous, mais devienne le fait de presser sur un bouton. Fatalité, une organisation économique basée uniquement sur le crédit. Fatalité, le fascisme ; déification de l’Etat, participation à des masses (Journal, TSF, travail, etc.), goût pour la force abstraite sont des éléments du libéralisme qui, sous la poussée de la technique de production, donnent fatalement naissance au fascisme, quoi que puissent tenter les partis contre cela.
Parallèlement nous avons les concentrations. Elles trouvent leur origine dans le fait que, sitôt la mesure de l’homme dépassée, il n’y a plus de raison d’arrêter un accroissement. Lorsque l’homme se résigne à ne plus être la mesure de son monde, il se dépossède de toute mesure. Gigantisme de l’usine nécessité par le capital, par les moindres frais de production (économies d’échelle). La production entraîne la concentration qui permet la production. Concentration de l’Etat qui tend à encercler juridiquement un homme conçu abstraitement et qui ne se rattache plus à rien de réel ; le pays de cet homme est une administration. Concentration de la population : création de la grande ville par les nécessités de la production, ceci a pour aboutissement la foule qui exprime cet anonymat général de toute notre société. Concentration fictive du capital par les systèmes d’actions de société anonyme. Le moyen de réalisation de la concentration est la technique, en particulier le développement intense de la machine, hors de considération des besoins effectifs de l’homme, seulement parce qu’au début avait été posé le principe de l’excellence de la machine. La Technique (économique, politique, juridique…) domine l’homme et toutes les réactions de l’homme. Contre elle, l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des forces irréelles, bien que très matérielles. L’homme rentre désormais dans la foule. L’homme se résigne à n’être plus qu’une machine.
La Révolution ne se fera pas contre le grand patron mais contre la grande usine. La Révolution ne se fera pas contre les bourgeois mais contre la grande ville. La Révolution ne se fera pas contre le publicitaire mais contre l’agence Havas. La Révolution n’est pas une lutte des classes, elle est une lutte pour les libertés de l’homme. »
Ecrit en 1935 par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, ces extraits de « Directives pour un manifeste personnaliste »* restent d’une troublante actualité. Mais les analystes les plus sérieux sont les plus à même d’être les moins médiatisés…
* Nous sommes des révolutionnaires malgré nous (Textes pionniers de l’écologie politique – Seuil, 2014)
228 pages, 18 euros