Comment représenter les forêts, les pôles et les océans ?

Nous les écologistes, nous voulons être les représentants des acteurs absents, ceux qui ne participent pas à nos délibérations démocratiques, c’est-à-dire les éléments de la biosphère, les générations futures, les non-humains. Un texte de Bruno Latour* recoupe cette nouvelle conception de la démocratie représentative, sauf qu’il semble ignorer l’existence de l’expression « acteurs absents », pourtant officialisé par le dictionnaire AFNOR de 2004.

« Les Nations unies rassemblent tous les pays, et, par conséquent, le territoire légal de ces nations. Toutefois, même si vous regardez une carte politique du monde, vous vous apercevrez aussitôt que toutes ces nations mises ensemble ne recouvrent pas le globe terrestre. Ni l’océan ni les pôles n’entrent dans ces frontières. Si vous regardez plus attentivement et passez d’une carte administrative à une carte géologique ou météorologique, vous verrez clairement que de vastes pans de l’existence terrestre, dont pourtant les nations dépendent, ne sont représentés par personne : ni l’atmosphère, ni le pétrole, ni le charbon, ni les animaux, ni les forêts. Plus curieux encore, les sols, dont le soin et le maintien sont indispensables à la définition même d’un territoire, n’ont pas de représentants officiels, si bien qu’on peut les piller comme s’ils ne formaient pas le socle de l’Europe, de la Chine ou de l’Ethiopie.

Si l’on définit le territoire par ce dont on dépend pour subsister, ce que l’on est prêt par conséquent à défendre, ce qui a des bords à peu près délimités et que l’on est capable de représenter par des sentiments, des cartes, des chiffres et des récits, on s’aperçoit que le système des Nations unies n’a rassemblé jusqu’ici que les Etats. Or les Etats, on l’a compris avec la lenteur des décisions sur le climat, poursuivent les intérêts des populations humaines, mais nullement des territoires dont ceux-ci dépendent. Le système de sécurité mondiale est donc schizophrène : on prétend protéger des populations que l’on prive de leurs conditions d’existence. Les Etats sont pensés hors sol, à peu près comme on cultive des salades hydroponiques…

On objectera qu’il est difficile de faire représenter les forêts, les océans, les animaux sauvages, le phosphore ou le pétrole, par un humain parlant, puisqu’ils sont muets et sans voix. L’objection est doublement fallacieuse : il existe d’innombrables moyens de les faire parler – c’est d’habitude ce qu’on appelle les sciences des forêts, des océans, des sols et de la terre ; et, d’autre part, si l’on peut représenter la « France » ou le « Canada », qui sont des êtres de raison, on doit pouvoir représenter l’atmosphère, dont le découpage est sûrement moins arbitraire…Représenter, c’est toujours donner à un individu, à une personne physique, la tâche d’incarner le collectif, la personne morale. Tant que les territoires véritables dont nous dépendons ne sont pas représentés dans une deuxième Chambre par des individus en chair et en os, nous n’entendrons pas les protestations de l’océan, la révolte des sols, l’indignation des bêtes. Par conséquent, nous serons incapable de définir nos propres intérêts. Les populations resteront sans défense. »

* LE MONDE du 19 janvier 2016, Bruno Latour : Comment représenter les forêts, les pôles et les océans

1 réflexion sur “Comment représenter les forêts, les pôles et les océans ?”

  1. Je suis bien d’accord avec une grande partie de ce que dit l’article.

    Je nuancerais cependant cette phrase de celui-ci : « les Etats, on l’a compris avec la lenteur des décisions sur le climat, poursuivent les intérêts des populations humaines ». En effet, les Etats ne défendent que les intérêts économiques des milliardaires, lesquels milliardaires ne représentent pas plus d’un centième de pour mille de l’humanité.

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