Il faut lire Malthus avant d’oser le critiquer. En effet Thomas Robert MALTHUS (1766-1834) peut être considéré non seulement comme l’analyste le plus perspicace de la problématique démographique, mais aussi comme un précurseur de l’écologie. Le terme « malthusien » est entré dans le dictionnaire pour qualifier ceux qui veulent limiter la fécondité humaine pour l’adapter à l’état des ressources naturelles. En France, Malthus est pourtant devenu un repoussoir, particulièrement au sein d’une certaine gauche bien pensante qui se dit pourtant adepte de la décroissance. Malthus est-il à éviter, au lecteur d’en juger lui-même à la lecture des textes même de Malthus.
1) Malthus, un précurseur de l’écologie
idée générale : La plupart des théoriciens néo-classiques de l’économie, en éliminant vers 1880 la terre (le substrat biophysique) des fonctions de production, ont rompu l’e lien avec la nature. Or ces limites écologiques sont aujourd’hui manifestes, pic des ressources, réchauffement climatique, stress hydrique, déforestation, extinction des espèces, etc. A son époque, fin du XVIII et début du XIXe siècle, Malthus ne pouvait certes prévoir la multiplication des menace, la révolution thermo-industrielle ne faisait que commencer et la plupart des gens travaillaient encore la terre. Mais cet auteur a formalisé dans son Essai sur le principe de population le fait que l’histoire constante de l’humanité a été une course poursuite entre une évolution démographique exponentielle (géométrique) et des ressources alimentaires progressant de façon beaucoup plus modérée (évolution arithmétique ou linéaire). En ce sens Malthus peut être considéré comme un précurseur de l’écologie puisqu’il nous a donné en son temps un premier aperçu synthétique sur l’insuffisance possible de nos ressources. Il préfigure les critiques actuelles du croissancisme et cette foi aveugle dans une inventivité qui trouvera toujours des solutions à nos problèmes.
1.1) Des systèmes d’égalité, Condorcet / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p.8 à 20)
L’ouvrage de Condorcet, intitulé Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, est un exemple remarquable de l’attachement qu’un homme peut vouer à des principes démentis par l’expérience de chaque jour, et dont il est lui-même victime (ndlr, Condorcet a été emprisonné en 1794, il est mort dans sa cellule). Il suffit d’un très petit nombre d’observations pour faire voir combien cette théorie est fausse, dès qu’on veut l’appliquer aux objets réels et non à un état de choses purement imaginaires. De ce que la limite de la vie humaine n’est pas rigoureusement fixée, on croit pouvoir inférer que sa durée croîtra sans fin et qu’elle peut être dite indéfinie et illimitée. Mais pour dévoiler le sophisme et démasquer l’absurdité, il suffit du plus léger examen de ce que Condorcet appelle la perfectibilité organique des plantes et des animaux.
J’ai ouï dire que c’est une maxime établie parmi ceux qui s’appliquent à améliorer leurs troupeaux, que l’on peut les perfectionner autant qu’on le veut. Dans la fameuse bergerie du comte de Leicester, on s’est proposé d’obtenir des moutons à petite tête et à jambes courtes. Il est clair qu’en avançant, on devrait arriver à avoir enfin des moutons dont la tête et les jambes ne seraient plus que des quantités minuscules. Cette conséquence absurde montre qu’il y a, en ces sortes de modifications, une limite qu’on ne peut franchir, bien qu’on ne la voie pas distinctement et qu’on ne puisse dire précisément où elle est. Le plus haut degré d’amélioration, ou la plus petite dimension des jambes et de la tête, peut être dite indéfinie ; mais c’est tout autre chose que de dire qu’elle est illimitée au sens de Condorcet. La fleur, par l’effet de la culture, s’est agrandie par degrés. Si ce progrès n’avait point de limite, il irait à l’infini. Mais c’est avancer une absurdité si palpable, que nous pouvons nous tenir pour assurés de l’existence d’une limite à l’amélioration des plantes comme à celle des animaux. Dans tous les cas, il faut soigneusement distinguer un progrès illimité d’un progrès dont la limite est indéfinie. Quant à la vie humaine, malgré les grandes variations auxquelles elle est sujette par diverses causes, il est permis de douter que, depuis que le monde existe, il se soit opéré aucune amélioration organique dans la constitution de notre corps. Nous ne pouvons raisonner que d’après ce que nous connaissons. Si je dis que l’homme est mortel, c’est qu’une expérience invariable de tous les temps a prouvé la mortalité de la substance organisée dont est fait son corps visible.
La passion qui s’est manifestée dans ces derniers temps pour des spéculations affranchies de tout frein semble avoir eu le caractère d’une sorte d’ivresse, et doit peut-être son origine à cette multitude de découvertes aussi grandes qu’inattendues, qui ont été faites en diverses branches des sciences. Rien n’a paru au-dessus des forces humaines ; et sous l’empire de cette illusion, ils ont confondu les sujets où aucun progrès n’était prouvé avec ceux où ils étaient incontestables.
1.2) Des systèmes d’égalité, Godwin / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p.20 à 34)
Godwin, dans son ouvrage sur la justice politique, se repose avec trop de confiance sur des propositions abstraites et générales. Le principe de bienveillance, employé comme ressort principal de toutes les institutions sociales, et substitué à l’amour de soi et de l’intérêt personnel, paraît au premier aspect un perfectionnement vers lequel doivent se diriger tous nos vœux. Mais ce concert d’hommage à la vérité et à la vertu disparaissent à la lumière du jour, et font place au spectacle des peines réelles de la vie, ou plutôt à ce mélange de biens et de maux dont elle est toujours composée. Pour juger combien peu M.Godwin a étudié l’état réel de la société, il suffit de voir comment il résout la difficulté que fait naître l’accroissement illimité de la population. « Les trois quarts du globe habitable sont encore incultes. Les parties cultivées sont susceptibles d’amélioration sans fin, la population peut croire pendant des myriades de siècles, sans que la terre cesse de suffire à la subsistance de ses habitants. » Livrons-nous quelques instants, avec M.Godwin, à la pensée que son système d’égalité pourrait être réalisé pleinement.
Supposons que dans l’île de la Grande-Bretagne on pût réussir à écarter toutes les causes de vice et de malheur. Plus de fabriques et de travaux malsains, les hommes ne s’entassent plus dans les villes pour se livrer à l’intrigue et à des plaisirs illicites. Les villes sont circonscrites dans une enceinte d’une juste étendue. Le plus grand nombre de ceux qui vivent dans ce paradis terrestre se trouvent répandu dans des villages dispersés par tout le pays. Tous les hommes sont égaux. Les travaux relatifs aux objets de luxe ont cessé. L’esprit de bienveillance fera la répartition du produit entre tous les membres de la société de manière que chacun ait selon ses besoins. Il serait impossible, à la vérité, que tous eussent chaque jour de la nourriture animale ; mais la nourriture végétale, mêlée de temps en temps d’une ration convenable de viande, maintiendrait chez tous les individus santé, vigueur et gaieté. Je ne saurais concevoir une forme de société plus favorable à la population.
La suppression de toutes les grands causes de dépopulation ferait croître le nombre des habitants avec une rapidité sans exemple. Que devient, hélas ! ce tableau où l’on nous peignait les hommes vivant au sein de l’abondance. L’esprit de bienveillance, que l’abondance fait éclore et alimente, est comprimé par le sentiment du besoin. Le blé est cueilli avant sa maturité ; on en amasse secrètement au-delà de la portion légitime. En vain la bienveillance jette encore quelques étincelles mourantes ; l’amour de soi, l’intérêt personnel, étouffe tout autre principe et exerce dans le monde un empire absolu. Le brillant ouvrage de l’imagination s’évanouit au flambeau de la vérité. Il faut donc absolument opposer à la population quelque obstacle. Le plus simple le plus naturel de tous semble être d’obliger chaque père à nourrir ses enfants. Cette loi servirait de frein à la population ; car l’on doit croire qu’aucun homme ne voudra donner le jour à des êtres infortunés qu’il se sentira incapable de nourrir ; mais s’il s’en trouve qui commettent une telle faute, il est juste que chacun d’eux supporte individuellement les maux qui en seront la suite et auxquels il se sera volontairement exposé.
Je n’ai point en tout ceci fait entrer l’émigration en ligne de compte, pour une raison fort simple. Si l’on établissait des sociétés sur le même plan d’égalité dans toute l’Europe, il est évident que les mêmes effets se feraient sentir ; et qu’étant surchargées de population, elle ne pourraient offrir une retraite à de nouveaux habitants.
1.3) Rapport de l’accroissement de la population et de la nourriture / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 1, page 67 à 74)
Si l’on cherchait à prévoir quels seront les progrès futurs de la société, il s’offrirait naturellement deux questions à examiner :
1. Quelles sont les causes qui ont arrêté jusqu’ici les progrès des hommes, ou l’accroissement de leur bonheur ?
2. Quelle est la probabilité d’écarter ces causes qui font obstacle à nos progrès ?
La cause que j’ai en vue est la tendance constante qui se manifeste dans tous les êtres vivants à accroître leur espèce, plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée. C’est une observation du docteur Franklin, qu’il n’y ait aucune limite à la faculté productive des plantes et des animaux, si ce n’est qu’en augmentant en nombre ils se dérobent mutuellement leur subsistance. Cela est incontestable. La nature a répandu d’une main libérale les germes de vie dans les deux règnes, mais elle a été économe de place et d’aliments. Sans cette réserve, en quelques milliers d’années, des millions de monde auraient été fécondées par la Terre seule ; mais une impérieuse nécessité réprime cette population luxuriante ; et l’homme est soumis à sa loi, comme tous les êtres vivants. Pour les plantes et les animaux, le défaut de place et de nourriture détruit ce qui naît au-delà des limites assignées à chaque espèce.
Les effets de cet obstacle sont, pour l’homme, bien plus compliqués. Il se sent arrêté par la voix de la raison, qui lui inspire la crainte d’avoir des enfants aux besoins desquels il ne pourra point pourvoir. Si au contraire l’instinct l’emporte, la population croît plus que les moyens de subsistance. Nous pouvons tenir pour certain que, lorsque la population n’est arrêtée par aucun obstacle, elle va doubler tous les vingt-cinq ans, et croît de période en période selon une progression géométrique. Il est moins aisé de déterminer la mesure de l’accroissement des productions de la terre. Mais du moins nous sommes sûrs que cette mesure est tout à fait différente de celle qui est applicable à l’accroissement de la population. Un nombre de mille millions d’hommes doit doubler en vingt ans par le seul principe de population, tout comme un nombre de mille hommes. Mais on n’obtiendra pas avec la même facilité la nourriture nécessaire pour alimenter l’accroissement du plus grand nombre. L’homme est assujetti à une place limitée. Lorsqu’un arpent a été ajouté à un autre arpent, jusqu’à ce qu’enfin toute la terre fertile soit occupée, l’accroissement de nourriture dépend de l’amélioration des terres déjà mises en valeur. Cette amélioration, par la nature de toute espèce de sol, ne peut faire des progrès toujours croissants ; mais ceux qu’elle fera seront de moins en moins considérables tandis que la population, partout où elle trouve de quoi subsister, ne connaît point de limites, et que ces accroissements deviennent une cause active d’accroissements nouveaux. Nous sommes donc en état de prononcer, en partant de l’état actuel de la terre habitée, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables à l’industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une progression arithmétique.
La conséquence inévitable de ces deux lois d’accroissement, comparées, est assez frappante. Substituons à la Grande Bretagne la surface entière de la Terre ; et d’abord on remarquera qu’il ne sera plus possible, pour éviter la famine, d’avoir recours à l’émigration. Portons à mille millions d’homme le nombre des habitants actuels de la Terre : la race humaine croîtrait selon les nombres, 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256 ; tandis que les subsistances croîtraient comme ceux-ci : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Au bout de deux siècles, la population serait aux moyens de subsistance comme 256 est à 9 ; au bout de trois siècles, comme 4 096 et à 13, et après deux mille ans, la différence serait immense et comme incalculable. Le principe de population, de période en période, l’emporte tellement sur le principe productif des subsistances que, pour que la population existante trouve des aliments qui lui soient proportionnés, il faut qu’à chaque instant une loi supérieure fasse obstacle à ses progrès.
1.4) Des causes principales qui influent sur l’augmentation de la population / Malthus, Principes d’économie politique (Calmann-Levy 1969 p.190)
Si, par l’introduction d’une plus grande quantité de capital fixe, on pouvait cultiver la terre et en faire porter les produits au marché à bien moins de frais, on pourrait augmenter considérablement les produits par la culture et l’amélioration de tous nos terrains en friche ; et si l’emploi de ce capital fixe n’avait lieu que de la seule manière qui nous paraisse possible, c’est-à-dire graduellement, il n’y a pas de doute que la valeur des produits bruts du sol ne se maintienne à peu près à son ancien niveau. L’augmentation considérable de la quantité de ces produits, jointe au plus grand nombre de personnes qui pourraient être employées aux manufactures et au commerce, causerait inévitablement une très grande augmentation dans la valeur échangeable de la totalité des produits, accroîtrait les fonds consacrés à l’entretien du travail, et ajouterait ainsi à la demande des bras et à la population.
1.5) Des obstacles qui s’opposent à l’accroissement de la population / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 1, page 75 à 84)
Les obstacles à la population qui maintiennent le nombre des individus au niveau de leurs moyens de subsistance, peuvent être rangés sous deux chefs. Les uns agissent en prévenant l’accroissement de la population, et les autres en la détruisant. La somme des premiers compose ce qu’on peut appeler l’obstacle privatif ; celle des seconds, l’obstacle destructif. L’obstacle privatif, en tant qu’il est volontaire, est propre à l’espèce humaine et résulte d’une faculté qui le distingue des animaux ; à savoir, de la capacité de prévoir et d’apprécier des conséquences éloignées. Les obstacles qui s’opposent à l’accroissement indéfini des plantes et des animaux privés de raison sont tous d’une nature destructive, ou s’ils sont privatifs, ils n’ont rien de volontaire. Mais l’homme, en regardant autour de lui, ne peut manquer d’être frappé du spectacle que lui offrent souvent les familles nombreuses ; il éprouve une juste crainte de ne pouvoir faire subsister les enfants qu’il aura à faire naître. Tel doit être l’objet de son inquiétude dans une société fondée sur un système d’égalité, s’il peut en exister de pareilles. De telles réflexions sont faites pour prévenir, et préviennent en effet dans toute société civilisée. Elles empêchent un grand nombre de mariages précoces, et s’opposent à cet égard au penchant de la nature. Pour les obstacles privatifs, l’abstinence du mariage, jointe à la chasteté, est ce que j’appelle contrainte morale.
Les obstacles destructifs qui s’opposent à la population sont d’une nature très variée. Ils renferment toutes les causes qui tendent de quelque manière à abréger la durée naturelle de la vie humaine par le vice ou par le malheur. Ainsi on peut ranger sous ce chef toutes les occupations malsaines, les travaux rudes ou excessifs et qui exposent à l’inclémence des saisons, l’extrême pauvreté, la mauvaise nourriture des enfants, l’insalubrité des grandes villes, toutes les espèces de maladies et d’épidémies, la guerre, la peste, la famine. Dans un pays où la population ne peut pas croître indéfiniment, l’obstacle privatif et l’obstacle destructif doivent être en raison inverse l’un de l’autre : c’est-à-dire que dans les pays malsains, l’obstacle privatif aura peu d’influence. Dans ceux au contraire qui jouissent d’une grande salubrité, et où l’obstacle privatif agit avec force, l’obstacle destructif agira faiblement et la mortalité sera très petite. Mais il y a très peu de pays où l’on n’observe pas un constant effort de la population pour croître au-delà des moyens de subsistance. Cet effort tend constamment à plonger dans la détresse les classes inférieures de la société, et s’oppose à toute espèce d’amélioration dans leur état.
Supposons un pays où les moyens de subsistance soient suffisant à sa population. L’effort constant qui tend à accroître celle-ci ne manque pas d’accroître le nombre des hommes plus vite que ne peuvent croître les subsistances. Aussitôt le pauvre vivra plus difficilement. Le nombre des ouvriers étant accru dans une proportion plus forte que la quantité d’ouvrage à faire, le prix du travail ne peut manquer de tomber ; et le prix des subsistances haussant en même temps, il arrivera nécessairement que, pour vivre comme il vivait auparavant, l’ouvrier sera contraint de travailler davantage. Pendant cette période de détresse, la population s’arrête et devient stationnaire. En même temps le bas prix du travail encourage les cultivateurs à employer sur la terre une quantité de travail plus grande qu’auparavant ; les agriculteurs défrichent les terres incultes, et s’emploient à fumer et améliorer avec plus de soin celles qui sont en culture ; jusqu’à ce qu’enfin les moyens de subsistance arrivent au point où ils étaient à l’époque qui nous a servi de point de départ. Les mêmes marches rétrogrades et progressives ne manqueront pas de se répéter. Une des principales raisons pour lesquelles on n’a pas beaucoup remarqué ces oscillations, c’est que les historiens ne s’occupent guère que des classes les plus élevées de la société. Nous n’avons pas beaucoup d’ouvrages où la manière de vivre des classes inférieures soient peint avec fidélité. Or, c’est chez ces classes-là que se font sentir les fluctuations dont j’ai parlé.
Une cause encore, qui a pu souvent masquer ces oscillations, c’est la différence entre le prix réel du travail et son prix nominal. Une augmentation du nombre d’ouvriers qui reçoivent les mêmes salaires en argent doit nécessairement produire, par l’effet de la concurrence des demandes, une hausse monétaire dans le prix du blé. Au fait, c’est une baisse réelle du prix du travail. Pendant tout le temps que cette hausse des subsistances dure, l’état des classes inférieures ne peut manquer d’empirer. Au contraire les fermiers et les capitalistes s’enrichissent par le bas prix du travail. Cela les met en état d’employer un plus grand nombre de personnes. Par conséquent le prix réel du travail croîtra. C’est ainsi que les salaires, et par conséquent la condition des classes inférieures, éprouveront des baisses et des hausses.
1.6) De la contrainte morale / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p. 198 à 215)
Dans tous les cas, les lois de la nature sont semblables et uniformes. Chacune d’elle nous indique le point où, en cédant à ses impulsions, nous passons la limite prescrite. On a généralement considéré les maladies comme des châtiments inévitables infligés par la Providence ; mais il y aurait de bonnes raisons d’envisager une partie de ces maux comme une indication de la violation de quelque loi de la nature. Si manger et boire sont une loi de la nature, c’en est une aussi que l’excès en ce genre nous devient nuisible ; et il en est de même à l’égard de la population. Si l’on n’empêchait pas les hommes d’apaiser leur faim avec le pain d’autrui, le nombre de pains diminuerait partout. L’obligation de s’abstenir du mariage, tant que l’on n’a pas la perspective de pouvoir suffire à l’entretien d’une famille, est un objet digne de toute l’attention du moraliste. L’intervalle entre l’âge de la puberté et l’époque du mariage serait passé dans l’observation exacte des lois de la chasteté, car ces lois ne peuvent être violées sans que la société n’en éprouve de fâcheuses conséquences ; en effet, cette vertu est le seul moyen légitime d’éviter les vices et la malheurs que le principe de population traîne à sa suite. Dans la société que nous peignons ici, il serait peut-être nécessaire que les individus des deux sexes passassent dans le célibat un assez grand nombre d’années, avant de songer à s’établir.
La religion de Mahomet, établie par l’épée, représenta comme un de leurs premiers devoirs l’obligation de faire naître des enfants, destinés à glorifier le Dieu qu’ils adoraient. De tels principes encouragèrent puissamment le mariage ; et l’accroissement rapide de la population qui en résulta fut à la fois effet et cause dans les guerres permanentes de cette époque. En prévenant tout excès de population, on retrancherait une des principales causes, et sans contredit le principal moyen, de la guerre offensive ; on préviendrait au-dedans la tyrannie et la sédition, maladies politiques d’autant plus funestes qu’elles s’engendrent mutuellement.
1.7) De l’émigration / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p.43 à 51)
Il n’est pas probable que l’industrie soit parfaitement dirigée partout à la fois sur la surface de la terre. Si donc la population devient incommode, il semble que la nature offre à ce mal un remède bien simple, en ouvrant la voie de l’émigration à ces peuplades surchargées. Mais si nous consultons l’expérience, et que nous jetions les yeux sur les parties du globe où la civilisation n’a pas pénétré, ce prétendu remède ne paraîtra qu’un faible palliatif. Quoi qu’on doive penser des habitants actuels du Mexique et du Pérou, on ne peut lire le récit de la conquête de ces deux pays sans être frappé de cette triste pensée, que la race des peuples détruits était supérieure, en vertu aussi bien qu’en nombre, à celle du peuple destructeur. Pendant plusieurs années, il y a eu une grande facilité d’émigrer en Amérique. Mais je demanderai si, en Angleterre, le peuple a cessé d’être en proie au besoin ; si tout homme a pu s’y marier en pleine sécurité, avec l’assurance de pouvoir élever une nombreuse famille sans recourir à l’assistance de sa paroisse. J’ai la douleur de penser que la réponse ne sera pas affirmative. On dira peut-être que c’est la faute à ceux qui, ayant eu l’occasion d’émigrer, préfèrent vivre où ils sont dans la gêne et le célibat. Est-ce donc un tort d’aimer le sol qui nous a vu naître, nos parents, nos amis, les compagnons de notre enfance ? Une telle séparation est douloureuse. Quoi qu’elle fasse le bien général, elle parabole du banquetne cesse pour cela d’être un mal individuel.
Dans toute supposition qui pourrait être favorable au système de l’émigration, le secours qu’on pourrait tirer de cette pratique serait de très courte durée. L’émigration est absolument insuffisante pour faire place à une population qui croît sans limite. Mais envisagée comme un expédient partiel, propre à étendre la civilisation et la culture sur la surface de la terre, l’émigration paraît utile et convenable. Si le prix du travail est tel, dans un pays quelconque, qu’il mette les basses classes en état de vivre sans souffrir, nous pouvons être sûrs que ceux qui les composent ne songeront point à émigrer. Si ce prix n’est pas suffisant, il est cruel et injuste de s’opposer à l’émigration.
2) Malthus, une pensée anti-sociale ?
Idée générale : La critique principale à l’encontre de Malthus porte sur son opposition au maintien d’une assistance aux pauvres. Malthus pensait au contraire défendre la cause des pauvres. Il croit en une approche qu’on pourrait appeler aujourd’hui social-libérale, reposant sur la responsabilité individuelle : « Le peuple doit s’envisager comme étant lui-même la cause principale de ses souffrances… Si nous négligeons de donner attention à nos premiers intérêts, c’est le comble de la folie et de la déraison d’attendre que le gouvernement en prendra soin… En Angleterre, les lois sur les pauvres ont été incontestablement établies dans des vues pleines de bienveillance. Mais il est évident qu’elles n’ont point atteint leur but… Les lois sur les pauvres tendent manifestement à accroître la population sans rien ajouter aux moyens de subsistance… Ainsi les lois y créent les pauvres qu’elles assistent… Ce que je propose, c’est l’abolition graduelle des lois sur les pauvres, assez graduelle pour n’affecter aucun individu qui soit actuellement vivant, ou qui doivent naître dans les deux années prochaines… »
2.1) L’apologue du banquet / note 53 p.86 in Malthus hier et aujourd’hui, éditions du CNRS, 1984
Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de ses parents la subsistance qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture et, en fait il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert vacant pour lui. Elle lui commande de s’en aller, et elle mettra elle-même ses ordres à exécution s’il ne peut recourir à la compassion de quelques-uns des convives du banquet. Si ces convives se serrent et lui font place, d’autres intrus se présentent immédiatement, demandant la même faveur. Le bruit qu’il existe des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux réclamants. L’ordre et l’harmonie du festin sont troublés, l’abondance qui régnait auparavant se change en disette, et le bonheur des convives est détruit par le spectacle de la misère et de la gêne qui règnent dans toutes les parties de la salle, et par la clameur importune de ceux qui sont justement furieux de ne pas trouver les aliments sur lesquels on leur avait appris à compter. Les convives reconnaissent trop tard l’erreur qu’ils ont commise, en contrecarrant les ordres stricts à l’égard des intrus, donnés par la grande maîtresse du banquet, laquelle désirait que tous ses hôtes fussent abondamment pourvus et, sachant qu’elle ne pouvait pourvoir un nombre illimité de convives, refusait humainement d’admettre de nouveaux venus quand la table était déjà remplie.
2.2) Des lois sur les pauvres / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p.51 à 65)
En Angleterre, on a fait des lois pour établir en faveur des pauvres un système général de secours ; mais il est probable qu’en diminuant un peu les maux individuels, on a répandu la souffrance sur une surface beaucoup plus étendue. Je suppose que, par une souscription des hommes riches, on fit en sorte que l’ouvrier, au lieu de recevoir, comme à présent, deux shillings par jour pour prix de son travail, en reçut cinq. L’acte par lequel on transporterait à chaque ouvrier la propriété additionnelle de trois shillings par jour, n’augmenterait pas la quantité de viande qui existe dans le pays. Dans l’état actuel, il n’y en a pas assez pour que chacun des habitants en ait une petite portion à sa table. Qu’arriverait-il ? La concurrence des acheteurs au marché élèverait bientôt le prix de cette marchandise. Et tandis qu’à présent la livre de viande coûte un peu moins d’un demi-shilling, elle en coûterait deux ou trois. Le titre de chacun diminuerait de valeur, en d’autres termes un même nombre de pièces d’argent achèterait une moindre quantité d’aliments, et par conséquent le prix des subsistances se trouverait haussé (ndlr, c’est l’enchaînement inflationniste). Plus on fait de distribution dans les paroisses à titre d’assistance, et plus on encourage chacun à persister dans sa consommation habituelle ; par conséquent, il faut pour qu’enfin il consente à diminuer cette consommation, que le prix du blé s’élève beaucoup plus qu’il n’aurait été nécessaire sans cela. Quand une marchandise est rare, et ne peut être distribuée à tous, elle va à celui qui produit le titre le plus valide, c’est-à-dire à celui qui peut en offrir le plus d’argent. On dira peut-être que l’accroissement du nombre d’acheteurs donnerait, dans notre supposition, une nouvelle activité au travail et ferait croître le produit total du pays. Mais le produit se répartirait entre plus de personne, et le nombre de celles-ci se trouverait avoir crû beaucoup plus que dans le simple rapport du produit. On peut effectuer de grands changements dans les fortunes. Les riches peuvent devenir pauvres, et quelques pauvres devenir riches ; mais tant que le rapport des subsistances à la population reste le même, il arrivera nécessairement qu’une partie des habitants auront beaucoup de peine à se nourrir eux et leurs familles. Or, ce sera toujours les plus pauvres qui seront dans ce cas. Il peut paraître étrange qu’avec de l’argent, on ne puisse pas améliorer la condition du pauvre sans abaisser d’autant celle du reste de la société. Je peux faire un retranchement sur la nourriture de ma famille que je donne au pauvre si je suis en état de le supporter aisément. Mais si je donne à ce pauvre de l’argent, en supposant que le produit du pays ne change point, il est évidement impossible qu’il reçoive cette augmentation sans diminuer la portion des autres. Les classes les plus souffrantes dans la disette sont incontestablement celles qui sont immédiatement au-dessus de la pauvreté ; elles ont été abaissées d’une manière marquée par les excessives largesses faites aux classes placées au-dessous d’elle. La pauvreté est presque toujours relative.
Personne ne désire avec plus d’ardeur que moi de voir s’élever le prix réel du travail. Mais la tentative d’opérer cet effet en élevant forcément le salaire nominal, comme on l’a presque universellement recommandé dans ces dernières disettes, est une mesure que tout homme réfléchi doit réprouver comme absolument inefficace. Le prix du travail, quand on lui laisse prendre son niveau naturel, est un baromètre politique de la plus haute importance ; il exprime le rapport des moyens de subsistance à la demande que l’on fait. Mais au lieu de considérer les salaires sous ce point de vue, on se plaît à les envisager comme une valeur que nous pouvons hausser et baisser à plaisir. C’est à peu près comme si le baromètre baissait jusqu’au mot tempête, et que pour rétablir le beau temps nous fissions monter le mercure par quelque pression mécanique ; puis que nous fissions étonnés de voir le mauvais temps continuer. Adam Smith a clairement fait voir que la tendance naturelle d’une année de disette est de priver de tout emploi un grand nombre d’ouvriers, ou de les forcer à travailler pour un salaire réduit.
N’oublions pas toutefois que l’humanité et une vraie politique requièrent impérieusement que dans des circonstances de famine, les pauvres reçoivent tous les secours que la nature des choses permet de leur donner. Il est donc de notre devoir de leur donner dans les années de détresse quelques secours temporaires.
2.3) Des lois sur les pauvres (suite) / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p.66 à 86)
Les lois sur les pauvres tendent manifestement à accroître la population, sans rien ajouter aux moyens de subsistance. Ainsi les lois y créent les pauvres qu’elles assistent. Secondement, la quantité d’aliments qui se consomme dans les maisons de travail (Work-houses) diminue d’autant les portions qui sans cela seraient réparties à des membres de la société plus laborieux et plus dignes de récompense. C’est une dure maxime, mais il faut que l’assistance ne soit point exempt de honte. C’est un aiguillon au travail, indispensable pour le bien général de la société. Heureusement, il y a encore chez les paysans quelque répugnance à recourir à l’assistance. C’est un sentiment que les lois sur les pauvres tendent à effacer.
Les lois sur les pauvres, telles qu’elles existent en Angleterre, ont contribué à élever le prix des subsistances, et à abaisser le prix réel du travail. Elles ont donc contribué à appauvrir la classe du peuple qui ne vit que de son travail. Il est bien probable d’ailleurs qu’elles ont contribué à faire perdre aux pauvres les vertus de l’ordre et de la frugalité, qui se font remarquer d’une manière si honorable dans la classe de ceux qui font quelque petit commerce ou qui dirigent de petites fermes. Les lois sur les pauvres ont été incontestablement établies dans des vues pleines de bienveillance. Mais il est évident qu’elles n’ont point atteint leur but. Pour mettre le pauvre à portée de cette assistance, il a fallu assujettir toute la classe du peuple à un système de règlement vraiment tyrannique. La persécution que les paroisses font éprouver à ceux qu’elles craignent de voir tomber à leur charge, surtout lorsqu’elles se dirigent contre les femmes prêtes à accoucher, sont odieuses et révoltantes. Je suis persuadé que si ces lois n’avaient jamais existé en Angleterre, la somme totale du bonheur eût été plus grande chez le peuple qu’elle ne l’est à présent. Le vice radical de tous les systèmes de cette nature est d’empirer le sort de ceux qui ne sont pas assistés.
Le fameux statut de la 43e année d’Élisabeth, qu’on a souvent cité avec admiration, est ainsi conçu : « Les inspecteurs des pauvres, de concert avec les juges de paix, lèveront une taxe sur les habitants de leur paroisse suffisante pour se procurer le lin, le chanvre, la laine, le fil, le fer et les autres articles de manufacture, nécessaires pour donner aux pauvres de l’ouvrage. » Il ne serait pas plus déraisonnable d’ordonner qu’il vienne deux épis de blé partout où jusqu’ici la terre n’en a produit qu’un. On n’insiste point sur la nécessité des efforts constants et bien dirigés pour le bon emploi des capitaux agricoles et commerciaux ; mais on paraît s’attendre à voir ces fonds s’accroître immédiatement à la suite d’un édit du gouvernement abandonné pour exécution à l’ignorance de quelques officiers de paroisse. Rien de plus difficile, rien de moins soumis à la volonté des gouvernements, que l’art de diriger le travail et l’industrie, de manière à obtenir la plus grande quantité de subsistance que la terre puisse produire. Où est l’homme d’État qui osât proposer de prohiber toute nourriture animale, de supprimer l’usage des chevaux, de contraindre le peuple entier à vivre de pommes de terre ? En supposant la possibilité d’une semblable révolution, serait-il convenable de l’opérer ? Surtout si l’on vient à réfléchir que, malgré tous ces règlements forcés, en peu d’années on serait en proie aux besoins auxquels on aurait voulu se soustraire, et avec beaucoup moins de ressources pour y subvenir. Les tentatives qu’on a faites pour employer les pauvres dans de grands établissements de manufactures ont presque toujours échoué. Si quelques paroisses ont pu, par une meilleure administration, persévérer dans ce système, l’effet qui en a résulté a été infailliblement de jeter dans l’inaction plusieurs ouvriers, qui travaillaient dans le même genre sans être à la charge de personne. Soit que les balais sortent de la fabrique des enfants ou de celle de quelques ouvriers indépendants, dit le chevalier Eden, il en s’en vendra jamais plus que le public n’en demande. Pour toutes ces raisons, le règlement de la 43e année d’Élisabeth, envisagé comme une loi permanente, est d’une exécution physiquement impossible. Dire qu’il faudrait fournir de l’ouvrage à tous ceux qui ne demandent qu’à travailler, c’est vraiment dire que les fonds destinés au travail sont infinis ; qu’ils ne sont soumis à aucune variation ; que sans égard aux ressources du pays rapidement ou lentement rétrogrades, le pouvoir de donner de bons salaires à la classe ouvrière doit toujours rester exactement le même. Cette assertion contredit les principes les plus évidents de l’offre et de la demande, et renferme implicitement cette proportion absurde, qu’un territoire limité peut nourrir une population illimitée. Il est inexcusable de promettre sciemment ce qu’il n’est pas possible d’exécuter.
On m’a accusé de proposer une loi pour défendre aux pauvres de se marier. Cela n’est pas vrai. J’ai dit distinctement que si un individu voulait se marier sans avoir une espérance légitime d’être en état d’entretenir sa famille, il devait avoir la plus pleine liberté de le faire ; et toutes les fois que des propositions prohibitives m’ont été suggérées, je les ai toutes fermement réprouvées. Je suis de l’opinion que toute loi positive pour limiter l’âge du mariage serait injuste et immorale. Ce que je propose, c’est l’abolition graduelle des lois sur les pauvres, assez graduelle pour n’affecter aucun individu qui soit actuellement vivant, ou qui doivent naître dans les deux années prochaines. La raison pour laquelle j’ai hasardé une proposition de cette espèce est la ferme conviction où je suis que ces lois ont décidément fait baisser les salaires des classes ouvrières et ont rendu généralement leur condition plus mauvaise qu’elle n’aurait été, si ces lois n’avaient jamais existé.
2.4) Du système commercial / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p. 107 à 111)
Un pays qui est obligé d’acheter des nations étrangères les matières brutes de ses manufactures, et les moyens de subsistance de sa population, dépend presque entièrement, pour l’accroissement de sa richesse et de sa population, de l’accroissement de richesses et de demandes des pays avec lesquels il commerce. Venise présente un exemple frappant d’un État commercial arrêté tout à coup dans son progrès en richesse et en population par la concurrence étrangère. La découverte faite par les Portugais d’un passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance changea complètement la route du commerce de l’Inde. Le pouvoir et la richesse des Vénitiens se resserra bientôt dans les limites que leur assignaient leurs ressources naturelles.
2.5) Des systèmes agricoles et commercial combinés / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p. 116 à 119)
Un pays qui se nourrit lui-même ne peut point être réduit tout à coup, par la concurrence étrangères, à voir sa population éprouver une décadence inévitable. Si les exportations d’un pays purement commercial éprouvent une diminution importante par la concurrence étrangère, ce pays peut perdre, en un temps assez court, le pouvoir d’entretenir tous ses habitants. Il doit finalement convenir à la plupart des nations riches en terres de fabriquer pour leur propre usage. Que des cotons bruts soient embarqués en Amérique, pour être transportés à quelques milliers de milles de là ; débarqués dans les pays où ils ont été transportés pour y être manufacturés ; puis embarqués à nouveau pour le marché américain, c’est un état de choses qui ne peut pas être permanent.
Quel effet a sur la liberté civile la connaissance de la principale cause de la pauvreté / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2 p. 237 à 249)
Le peuple doit s’envisager comme étant lui-même la cause principale de ses souffrances. Peut-être, au premier coup d’œil, cette doctrine paraîtra peu favorable à la liberté. Mais il ne faut pas juger sur l’impression reçue au premier coup d’œil. Tant qu’il sera au pouvoir d’un homme mécontent et doué de quelque pouvoir d’agiter le peuple, de lui persuader que c’est au gouvernement qu’il doit imputer les maux qu’il s’est lui-même attiré, il est manifeste qu’on aura toujours de nouveaux moyens de fomenter le mécontentement et de semer des germes de révolution. Après avoir détruit le gouvernement établi, le peuple, toujours en proie à la misère, tourne son ressentiment sur ceux qui ont succédé à ses premiers maîtres. La multitude qui fait les émeutes est le produit d’une population excédante. Cette multitude égarée est un ennemi redoutable de la liberté, qui fomente la tyrannie ou la fait naître. Si les mécontentements politiques se trouvaient mêlés aux cris de la faim, et qu’une révolution s’opéra par la populace, en proie aux besoins d’être nourrie, il faudrait s’attendre à de perpétuels changements, à des scènes de sang sans cesse renouvelées, à des excès de tout genre qui ne pourraient être contenus que par le despotisme absolu.
Le gouvernement est un quartier où la liberté n’est pas, ne peut pas être fidèlement gardée. Si nous nous manquons à nous-mêmes, si nous négligeons de donner attention à nos premiers intérêts, c’est le comble de la folie et de la déraison de s’attendre que le gouvernement en prendra soin. Ni avant ni après l’institution des lois sociales, un nombre d’individus illimité n’a joui de la faculté de vivre. Il est donc de la plus haute importance d’avoir une idée distincte de ce que le gouvernement peut faire et de ce qui est hors de sa puissance.
3) Malthus, hier et aujourd’hui
idée générale : Il nous reste à aborder le fait que Malthus peut également être considéré comme un précurseur de l’analyse socio-culturelle. Il a en effet replacé le principe de population dans un contexte social en s’intéressant à tous les paramètres qui agissent sur la fécondité humaine.
3.1) Des obstacles à la population dans les nations indigènes de l’Amérique / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 1, page 91 à 113)
Tournons maintenant nos regards sur les diverses contrées de l’Amérique. A l’époque où l’on fit la découverte, la plus grande partie de ce vaste continent était habité par de petites tribus de sauvages, indépendantes les unes des autres. Dans les forêts on ne trouvait pas, comme aux îles de la mer du Sud, une abondance de fruits et de végétaux nourrissants. Les habitants de cette partie du monde vivaient donc principalement des produits de la chasse ou de la pêche. On a dès longtemps remarqué qu’un peuple chasseur doit étendre beaucoup les limites de son territoire pour y trouver de quoi vivre. Si l’on compare le nombre des bêtes sauvages qui peuvent s’y rencontrer au nombre de celles qu’on peut prendre, on verra qu’il est impossible que les hommes s’y multiplient beaucoup. Les peuples chasseurs, comme les bêtes de proie, auxquelles ils ressemblent par la manière dont ils pourvoient à leur subsistance, ne peuvent être fort rapprochées. Leurs tribus sont éparses, il faut qu’ils s’évitent ou se combattent. Ainsi la faible population de l’Amérique répandue sur son vaste territoire n’est qu’un exemple de cette vérité évidente, que les hommes ne peuvent multiplier qu’en proportion de leurs moyens de subsistance. Mais la partie la plus intéressante de la recherche que nous avons entreprise, celle sur laquelle j’ai le plus à cœur de diriger l’attention du lecteur, est l’examen des moyens par lesquels la population se maintient au niveau des faibles secours qui sont à sa portée. L’insuffisance des moyens de subsistance ne se montre pas uniquement sous la forme de la famine. On a remarqué que les femmes américaines étaient assez peu fécondes. Le mépris et la dégradation des femmes sont un des traits qui caractérisent cette époque. Une femme n’est à proprement parlé qu’une bête de somme tandis que la vie d’un homme se partage entre la paresse et les plaisirs. Cet état d’abaissement, et l’assujettissement à un travail forcé, joints à la dureté de la vie sauvage, ne peuvent manquer d’être très défavorables à la grossesse des femmes mariées. Les causes auxquelles Charlevoix attribue la stérilité des Américaines sont le long temps pendant lequel elles allaitent et se séparent de leurs maris, temps qui est ordinairement de plusieurs années.
On expose généralement les enfants difformes ; et quelques peuplades du Sud font éprouver le même sort aux enfants dont les mères ne supportent pas bien les peines de la grossesse et le travail de l’enfantement, de peur qu’ils héritent de la faiblesse de leurs mères. C’est à de telles causes qu’il faut attribuer l’exemption remarquable de difformité qu’on observe chez ces sauvages. Et lors même qu’une mère veut élever tous ses enfants sans distinction, la mort en enlève un si grand nombre, par la manière dure dont on les traite, qu’il est à peu près impossible que ceux d’une constitution délicate puissent atteindre l’âge d’homme. Il ne faut pas croire que les épidémies épargnent les peuples du Nord. Les sauvages, par une suite de leur ignorance et de leur malpropreté, perdent l’avantage que peut donner, pour prévenir la contagion, une population clairsemée. Échappé à la mortalité de l’enfance, le sauvage est exposé à tous les dangers de la guerre. Ces nations connaissent fort bien leur droit de propriété sur le territoire qu’elles occupent ; et comme il est pour elles de la plus grande importance de ne pas souffrir que d’autres s’emparent de leur gibier, elles le gardent avec une attention jalouse. De là d’innombrables sujets de querelle. Le simple accroissement (démographique) d’une tribu est envisagé par les autres comme une véritable agression, par cela seul qu’il exige une augmentation de territoire. Les Iroquois expriment la résolution prise de faire la guerre par ce peu de mots : « Allons manger cette nation. » Une tribu qui croît en force compte sur la faiblesse de ses adversaires ; et c’est en les détruisant qu’elle pourvoit à son entretien. Réciproquement, la diminution du nombre des habitants, loin de mettre ceux qui restent plus à l’aise, les expose aux irruptions de leurs voisins, et par là même à la dévastation et à la famine.
En général le continent d’Amérique, en nous rapportant à ce qu’en disent tous ceux qui ont écrit l’histoire, offre partout le tableau d’une population répandue sur sa surface en proportion de la quantité de nourriture que peuvent se procurer ceux qui l’habitent, dans l’état actuel de leur industrie. Partout, à peu d’exceptions près, elle paraît toucher à la limite qu’elle ne peut jamais dépasser. Si la faim seule avait pu suffire pour engager les sauvages d’Amérique à changer leur genre de vie, je ne saurais concevoir comment il serait resté sur ce continent une seule nation de chasseurs ou de pêcheurs. Mais il faut pour opérer un tel changement une suite de circonstances favorables. Il est bien probable que l’art de se procurer des aliments en cultivant le sol doit être inventé et perfectionné d’abord dans les pays qui sont les plus propres à la culture, dont la situation et la fertilité permettent aux hommes de se rassembler en grand nombre ; car c’est un moyen de développer leurs facultés inventives.
Chez quelques nations américaines, on ne connaît pas l’inégalité des conditions, en sorte que toutes les rigueurs de la vie sauvage y sont également réparties, en particulier celles de la famine. Mais chez quelques nations plus méridionales, la distinction des rangs était établie. En conséquence, lorsque les subsistances venaient à manquer, les basses classes, réduites à un état de servitude absolue, souffraient presque seules ; et c’était sur elles que frappait principalement le fléau destructeur. Il faut ajouter à cela que, presque partout, les relations des Européens avec les indigènes ont abattu le courage de ceux-ci, ont donné à leur industrie une fausse direction, et diminué par là même leurs ressources et leurs subsistances. Au Pérou et au Chili, on força les naturels à creuser les entrailles de la terre, au lieu de féconder sa surface. Et chez les peuples du Nord, la passion pour l’eau-de-vie dirigea leur activité vers la recherche de pelleteries, ce qui les empêcha de donner aucune attention aux moyens d’augmenter leurs subsistances, et les porta même à détruire rapidement leur gibier. Il est probable en effet, que, dans toutes les parties de l’Amérique où les Européens ont pénétré, les bêtes sauvages ont éprouvé une dépopulation au moins égale à celle qu’y a subie l’espèce humaine.
Comment il faudrait s’y prendre pour corriger les opinions erronées sur la population / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2, page 267 à 273)
Il convient d’insister particulièrement sur cette vérité, que ce n’est point pour l’homme un devoir de travailler à la propagation de l’espèce, mais bien de contribuer de tout son pouvoir à propager le bonheur et la vertu. Si l’on veut obtenir des classes inférieures le degré de prudence nécessaire pour contenir les mariages dans de justes bornes, il faut faire naître parmi elles les lumières et la prévoyance. Le meilleur moyen de parvenir à ce but serait d’établir un système d’éducation paroissiale semblable à celui qui a été proposé par Adam Smith. Outre les sujets ordinaires d’instruction, je voudrais qu’on exposât fréquemment, dans ces écoles, l’état des classes inférieures relativement au principe de population, et l’influence qu’elles ont à cet égard sur leur propre bonheur. On aurait soin de faire remarquer que le mariage est un état désirable, mais que pour y parvenir c’est une condition indispensablement requise d’être en état de pourvoir à l’entretien d’une famille. Si dans la suite on pouvait joindre dans ces écoles quelques-uns des principes les plus simples de l’économie politique, il en résulterait pour la société un avantage infini. Adam Smith propose d’enseigner les parties élémentaires de la géométrie de la mécanique. Je ne puis m’empêcher de croire que l’on pourrait également mettre à la portée du peuple les principes communs sur lesquels se règlent les prix d’achat et de vente. Ce sujet intéresse immédiatement la classe du peuple et ne pourrait manquer d’exciter son attention. On a répandu en Angleterre des sommes immenses en assistance, et il y a lieu de croire qu’elles n’ont servi qu’à aggraver les maux de ceux qui les ont reçues. On a trop peu fait au contraire pour l’éducation du peuple ; on a négligé de l’instruire de quelques vérités politiques qui touchent de près à son bonheur, qui sont peut-être le seul moyen par lequel il pourrait améliorer son état. Il est peu honorable pour l’Angleterre que l’éducation des classes inférieures du peuple ne se fasse que par quelques écoles du dimanche, entretenues par des souscriptions particulières, et qui même n’ont été fondées que fort récemment.
Je pense entièrement comme Adam Smith ; je crois qu’un peuple instruit et bien élevé serait beaucoup moins susceptible qu’un autre d’être séduit par des écrits incendiaires, et saurait mieux discerner et apprécier à leur valeur les vaines déclamations de quelques démagogues qu’anime l’ambition et l’intérêt. Les écoles serviraient à instruire le peuple de sa vraie situation ; qu’une révolution, si elle avait lieu, ne ferait point changer en leur faveur le rapport de l’offre de travail à la demande, ou celui de la quantité de nourriture au nombre des consommateurs. Ce serait le vrai moyen de relever la partie inférieure du peuple, de la faire sortir de son état d’abaissement, de la rapprocher de la classe moyenne. Le bienfait d’une bonne éducation est du nombre de ceux dont tous peuvent jouir. Et comme il dépend du gouvernement de le mettre à la portée de tous, il est sans contredit de son devoir de le faire.
3.2) De la direction de notre charité / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2, page 274 à 283)
Le mouvement de sensibilité, qui nous engage à soulager nos semblables lorsqu’ils sont dans la souffrance, ressemble à toutes les autres passions qui nous agitent : c’est une passion qui est, sous certains rapports, aveugle et irréfléchie. Il est donc manifeste que l’impulsion de la bienveillance, comme celle des passions de l’amour, de la colère, de l’ambition, ou toute autre, doit être soumise à l’épreuve de l’utilité, sous peine de lui voir manquer le but pour lequel elle a été placée dans notre cœur.
Ces raisonnements ne s’appliquent pas aux cas d’une urgente détresse, produite par quelque accident que n’a point occasionné l’indolence ou l’imprudence de celui qui en est la victime. En aucun cas, nous ne devons perdre l’occasion de faire du bien. Dans tous les cas douteux, on peut établir que notre devoir est de céder à l’instinct de la bienveillance. Mais la raison nous impose de peser avec soin les suites de notre action.
3.3) Appendice contenant la réfutation des principales objections / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2, page 341 à 347)
La plupart des attaques contre mon essai sont moins des réfutations que des déclamations ou des injures qui ne méritent aucune réponse. Je suis donc appelé à relever des objections qui ont été faites en simple conversation. Je saisis cette occasion de corriger les erreurs qui ont été commises sur la nature de mes opinions, et j’invite ceux qui n’ont pas le temps de lire en entier cet ouvrage, à jeter du moins les yeux sur le court résumé que je vais en donner, s’ils ont à cœur de me juger d’après mes propres sentiments et non d’après ceux qu’on me prête. C’est méconnaître mes principes que de m’envisager comme un ennemi de la population, les ennemis que je combats sont le vice et la misère.
La première grande objection est que mes principes contredisent le commandement du Créateur, ordre de croître, de multiplier et de peupler la terre. Je suis pleinement persuadé que c’est le devoir de l’homme d’obéir à son Créateur, mais ce commandement est subordonné aux lois de la nature dont il est l’auteur. Si, par une opération miraculeuse, l’homme pouvait vivre sans nourriture, nul doute que la terre ne fût très rapidement peuplée. Mais comme nous n’avons aucune raison de compter sur un tel miracle, nous devons, en qualité de créatures raisonnables, examiner quelles sont les lois que notre Créateur a établies relativement à la multiplication de l’espèce. Si nous prétendons obéir au Créateur en augmentant la population sans aucun moyen de la nourrir, nous agissons comme un cultivateur qui répandrait son grain dans les haies et dans tous les lieux où il sait qu’il ne peut pas croître. Il n’y a aucun chiffre absolu : garnir une ferme de bestiaux, c’est agir selon la grandeur de la ferme et selon la richesse du sol qui comportent chacune un certain nombre de bêtes. Le fermier doit désirer que ce nombre absolu croisse. C’est vers ce but qu’il doit diriger tous ses efforts. Mais c’est une entreprise vaine de prétendre augmenter le nombre de leurs bestiaux, avant d’avoir mis les terres en état de les nourrir. Je crois que l’intention du Créateur est que la terre se peuple ; mais qu’il veut qu’elle se peuple d’une race saine, vertueuse et heureuse ; non d’une race souffrante, vicieuse et misérable.
Sur le haut prix qu’on doit mettre à une grande et forte population, je ne diffère en rien des plus chauds partisans de cette doctrine. Je suis prêt à reconnaître avec tous les anciens écrivains que la puissance d’un État ne doit pas se mesurer par l’étendue d’un territoire, mais par l’étendue de la population. La France recrute ses armées avec plus de facilité que ne peut le faire l’Angleterre. Il faut convenir que la pauvreté et le manque d’emploi sont des aides puissants pour un sergent recruteur. Ce ne serait pas néanmoins un projet bien humain que celui de maintenir le peuple anglais dans le besoin, afin de pouvoir l’enrôler à plus bas prix. Je me suis exprimé sur la possibilité d’accroître la population. J’ai dit que dans le cours de quelques siècles, il pourrait se faire que l’Angleterre contînt deux ou trois fois le nombre de ses habitants actuels, et que tous néanmoins fussent mieux nourris et mieux vêtus qu’ils ne le sont à présent.
3.4) Du droit des pauvres à être nourris, réfutation de A.Young / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2, page 351 à 382)
La seconde grande objection est tirée de ce que je nie que les pauvres aient droit d’être entretenus par le public. Ceux qui font cette objection sont tenus de prouver que les deux taux d’accroissement de la population et des subsistances, admis dans mon ouvrage, sont faux ; car s’ils sont vrais, l’assertion qu’ils attaquent est incontestable. Ces deux taux étant admis, il s’ensuit que si chacun se marie dès que son goût l’y porte, tout le travail de l’homme ne peut nourrir tout ce qui naît. D’où il suit inévitablement que le droit d’être nourri ne peut appartenir à tous. Ceux qui soutiennent que ce droit existe, et qui cependant vont en voiture, vivent dans l’abondance, nourrissent même des chevaux sur un sol qui pourrait nourrir des hommes, me semblent mal d’accord avec leurs propres principes. L’office de la bienveillance est d’empêcher l’amour de nous-mêmes de dégénérer en égoïsme ; de nous rappeler sans cesse que ce n’est pas pour notre avantage personnel que nous devons être animé du désir de vivre dans l’abondance, mais pour concourir par nos efforts à procurer l’abondance commune.
Si je suis fermement convaincu que les lois de la nature, c’est-à-dire, les lois de Dieu, ne me donnent aucun droit à l’assistance, je me sentirai d’abord fortement tenu de mener une vie frugale et laborieuse. Mais si, malgré toute ma prudence, j’étais en proie au besoin, j’envisagerais ce malheur du même œil dont on envisage la maladie, comme une épreuve qu’il est de mon devoir de supporter avec courage et résignation, lorsque je n’ai pas pu réussir à l’éviter. Le pouvoir que peut avoir la société de soulager les souffrances d’une certaine partie de la classe pauvre est une considération entièrement distincte de la question générale, et je suis bien sûr de n’avoir jamais dit qu’il n’est pas de notre devoir de faire tout le bien qui dépend de nous. Mais ce pouvoir limité, d’assister quelques individus, ne peut en aucun façon établir un droit général. La proposition suivante est susceptible d’être mathématiquement démontrée. Dans un pays dont les ressources ne permettent pas à la population de croître d’une manière permanente plus rapidement que son taux d’accroissement naturel, il est impossible d’améliorer le sort du peuple de manière à diminuer la mortalité, sans diminuer le nombre des naissances. Cela est dit en supposant que l’émigration n’augmente pas par quelque cause particulière.Tous mes raisonnements et tous les faits que j’ai recueillis prouvent que, pour améliorer le sort des pauvres, il faut que le nombre proportionnel des naissances diminue. Il suffit d’améliorer les principes de l’administration civile, de répandre sur tous les individus les bienfaits de l’éducation, de rendre commun à tous les avantages dont tous peuvent se réjouir. A la suite de ces opérations, on peut se tenir pour assuré qu’on verra une diminution des naissances. Je doit répéter qu’une diminution dans le nombre proportionnel des naissances peut très bien aller avec une augmentation constante de la population absolue.
J’ai encore une difficulté à lever. Mais à vrai dire c’est moins un raisonnement à discuter, qu’un sentiment à prévenir. Plusieurs personnes ont déclaré que les principes exposés dans cet Essai leur paraissaient incontestables, mais elles ont paru s’affliger de voir ainsi. Il leur a semblé que cette doctrine répandait sur la nature un voile lugubre et fermait la porte aux espérances, à ces espérances d’amélioration et de perfectionnement qui embellissent la vie humaine. L’expérience du passé ne me permet pas de compter sur une telle amélioration, c’est sans chagrin que j’envisage une difficulté intimement liée à notre nature, contre laquelle nous avons une lutte constante à soutenir ; lutte propre à exciter l’activité de l’homme, à développer ses facultés, et qui semble en un mot singulièrement assortie à un état d’épreuve. Je me persuade que tous les maux de la vie pourraient facilement disparaître, si la perversité de ceux qui influent sur les institutions sociales ne prévenait toute utile entreprise.
3.5) Réfutation des théories de MM. Grahame / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2, page 382 à 387)
Selon M. Grahame, « M.Malthus regarde les folies des hommes, avec tous leurs produits, la famine, les maladies et la guerre, comme des remèdes bienfaisants, par lesquels la nature a mis les êtres humains en état de corriger les maux que pourrait entraîner cet excès de population ». Telles sont les opinions qui me sont imputées. Je vais pour la dernière fois y répondre. Que si ensuite on y revient, je me croirai autoriser à ne faire aucune attention à l’imputation et à ceux qui se plairont à la renouveler.
Je n’ai pas considéré le vice et la misère qu’engendre une population excessive comme des maux inévitables et qu’on ne peut pas diminuer. J’ai indiqué au contraire un moyen de les prévenir, ou de les adoucir, en travaillant sur la cause même qui les produit. J’ai tâché de faire voir que l’on peut y réussir sans porter atteinte au bonheur et à la vertu. J’ai expressément proposé la contrainte morale comme seul remède efficace et que la raison approuve. Que le remède soit efficace ou inefficace, il suffit que j’en recommande fortement l’usage pour que l’on ne puisse pas m’attribuer d’avoir considéré le vice et la misère comme des remèdes. Je repousserai toujours tout moyen artificiel et hors des lois de la nature, que l’on voudrait employer pour contenir la population, comme étant un moyen immoral. Il n’est pas aisé de concevoir un plus puissant encouragement au travail et à la bonne conduite, que d’avoir en perspective le mariage comme étant l’état auquel on aspire, mais dont on ne peut jouir qu’en acquérant des habitudes de travail, de prudence et d’économie. Et c’est sous cet aspect que j’ai constamment voulu le présenter. Quant au fond de l’ouvrage de M. Grahame, il semble destiné à établir que l’émigration est le remède naturel d’un excès de population ; et qu’à défaut de celui-là, on n’en peut proposer aucun qui n’ait pas des suites pires que le mal. L’émigration, en supposant qu’on en pût faire un libre usage, est une ressource qui ne peut être de longue durée. On ne peut donc, en aucun cas, l’envisager comme un remède suffisant.
3.6) Fin de l’essai sur le principe de population / Malthus, Essai sur le principe de population (Flammarion 1992, tome 2, page 405-406))
J’ai toujours considéré le principe de population comme une loi particulièrement assortie à un état de discipline et d’épreuve. Comme chaque individu a le pouvoir d’éviter les suites fâcheuses du principe de population, tant pour lui que pour la société, en pratiquant une vertu qui lui est clairement prescrite par les lumières naturelles et que la révélation a sanctionné, on ne peut se dispenser de reconnaître que les voies de Dieu, à l’égard de l’homme, en ce qui a rapport à cette grande loi de la nature, sont pleinement justifiées. J’ai éprouvé en conséquence autant de regret que de surprise, en remarquant qu’un grand nombre des objections élevées contre les principes et les conséquences de l’Essai sur la population, venaient de personnes dont le caractère moral et religieux m’inspiraient un vrai respect. Je serai toujours prêt à effacer tout ce qui, dans mon ouvrage, paraîtra, à des juges compétents, avoir un effet contraire au but et nuire aux progrès de la vérité. Par déférence pour de tels juges, j’ai déjà fait disparaître les passages qui avaient le plus donné lieu à des objections.
Mais avant ou après ces changements, tout lecteur équitable doit, je pense, reconnaître que l’objet pratique que l’auteur a eu en vue par dessus tout, est d’améliorer le sort et d’augmenter le bonheur des classes inférieures de la société.
C’était notre série d’articles sur MALTHUS,
un précurseur de la décroissance (13 articles au total)
20 août 2020, MALTHUS, considérations de Serge Latouche (1/13)
21 août 2020, pour mieux connaître le démographe MALTHUS (2/13)
22 août 2020, 1798, MALTHUS contre les optimistes crédules (3/13)
23 août 2020, MALTHUS, le prophète du sens des limites (4/13)
24 août 2020, MALTHUS, pour une maîtrise de la fécondité (5/13)
25 août 2020, MALTHUS, aider les pauvres n’est pas aider ! (6/13)
26 août 2020, Libérons MALTHUS de la critique marxiste (7/13)
27 août 2020, MALTHUS, décroissant nié par les décroissants (8/13)
28 août 2020, MALTHUS, un scientifique éclairé en 1798 (9/13)
29 août 2020, MALTHUS, un religieux en dehors du dogme (10/13)
30 août 2020, MALTHUS réfute avec rigueur les critiques (11/13)
31 août 2020, Actualisation de la question malthusienne (12/13)
1er septembre 2020, Biosphere-Info, les textes de MALTHUS (13/13)
La saison Malthus été 2020 touche à sa fin, c’est donc l’heure du bilan.
D’abord je tiens à féliciter Biosphère pour sa persévérance à vouloir réhabiliter ce grand incompris, en avance sur son temps, précurseur de la décroissance, entre autres, etc. Des articles intéressants, certains plus que d’autres mais ça c’est normal, beaucoup de références, etc. Bref, du bon boulot.
Quant aux effets de cette série, autrement dit les réactions, les commentaires, la prise de conscience, etc. Sans compter les précédents, ces 13 articles auront suscité plus de 120 réactions, ce qui n’est pas mal du tout. Là encore, s’il ne se focalise que sur le nombre, sur la quantité, Biosphère peut donc être fier.
Côté qualité c’est autre chose, hélas. Et encore, si nous n’étions pas limités à 999 caractères, si le plus fidèle de ce blog n’avait pas été en vacances, alors là nous faisions exploser les compteurs. 😉
Merci Michel C pour cette allusion à ma présence fréquente sur ce site et à tous les commentaires que j’aurais pu faire sur ce sujet qui m’est cher et que je considère comme fondamental.
Mais je dois modestement préciser que je n’aurais sans doute rien ajouté de bien pertinent tant ce dossier Malthus me semble bien conçu.
L’explication sur la démarche, les analyse et les motivations de Malthus me semblent parfaite et, sauf à faire preuve de mauvaise foi, je crois que les lecteurs découvriront ici un auteur qui mérite dans l’histoire des idées une image autrement plus valorisante que celle que l’on constate hélas souvent et notamment, à mon grand regret, dans les milieux écologistes.
Oui Malthus avait fondamentalement compris le problème central de la finitude de la planète ce qui est sans doute évident mais hélas si fréquemment négligé. Oui il a eu raison trop tôt, oui ses intentions étaient bien meilleures que celles qu’on lui attribue injustement
Bonjour Didier Barthès.
Je crois avoir démontré que de mon côté il n’y a pas de tabou avec ça, je n’ai pas de problème à voir Malthus comme un précurseur, sa pensée mérite d’être étudiée, etc. Tout ça je l’ai dit.
En attendant Malthus et plus largement le problème démographique cristallise les passions et pas les meilleures. C’est triste mais c’est comme ça. C’est seulement pour ça que je pense que ce sujet doit être abordé et discuté avec précaution, c’est à dire dans une juste mesure, avec modération. 😉
De plus je trouve dommage si ce n’est inquiétant que les propos de certains malthusiens (autoproclamés) ne soient pas combattus au sein de votre famille (ou club ou chapelle, c’est comme vous voulez). Je pense que ces propos portent un tort considérable à la compréhension des idées de Malthus, donc à votre combat, mais pire au vivre-ensemble. De mon côté je me limite seulement à vous donner mon point de vue, c’est vous qui voyez.