Curieusement, plus il y a d’hommes sur la terre, moins la réflexion semble tenir compte de l’influence exercée par le nombre sur les comportements. A partir du XIXe siècle, on a même l’impression qu’il n’y a guère que les malthusiens pour comprendre qu’une organisation est solidaire d’une échelle. Cette négligence envers le caractère essentiel du nombre est stupéfiante, c’est pourquoi tout éloge de la petitesse est bienvenu. Perché entre la Chine et l’Inde sur les contreforts de l’Himalaya, le Bhoutan et ses 750 000 habitants n’a enregistré que 1 190 cas déclarés de Covid, dont un seul mortel. « Notre force tient au fait que nous sommes petits », a expliqué la ministre de la santé. Sa Majesté Jigme Khesar Namgyel Wangchuck l’avait déjà dit en 2015 devant les étudiants de l’université du Bhoutan : « En tant que petit pays, nous pouvons être bien plus efficaces, plus réactifs, et plus résolus que ne peut l’être une grande nation. » Il avait même ajouté que cela permettait de s’épargner bien des problèmes, comme le développement des mégapoles ou l’émergence d’une technostructure éloignée des citoyens. Pendant la pandémie actuelle, le premier ministre bhoutanais qui est aussi chirurgien a continué d’opérer le samedi. Les paysans venaient apporter des vivres aux fonctionnaires du ministre de la santé qui veillaient tard dans leurs bureaux. Au Bhoutan, ce n’est donc pas officiellement la grandeur de la nation qui importe, mais la recherche de l’harmonie.
Ce petit pays semble donc une illustration parfaite des recommandations de Leopold Kohr qui avait fait dès 1957 l’éloge de la petitesse : « Si nous voulons éliminer le crime à Chicago, nous ne devons pas éduquer Chicago et le repeupler de membres de l’Armée du Salut ; nous devons éliminer les communautés de la taille de Chicago… La taille modeste est une solution aux problèmes créés par la taille excessive… Les problèmes de la violence ne disparaissent pas, ils sont juste réduits à des proportions supportables.» Olivier Rey, dans son livre « Une question de taille », reprend les idées de Kohr, mais aussi d’Ivan Illich, pour en tirer quelques enseignements. Il y a ceux qui refusent l’idée même de limite posée a priori : pour eux, l’être humain est infiniment transgressif ou n’est pas. Il y a ceux qui admettent que certains seuils ne doivent pas être franchis mais, quand il s’agit de savoir où situer ces seuils, impossible de s’entendre. On croit beaucoup, de nos jours, aux vertus du débat d’où pourrait émerger un consensus. Bien à tort. Les débats exacerbent les antagonismes et font progresser l’incompréhension mutuelle. Telle est la force de l’idéologie libérale que, une fois implantée, elle anéantit radicalement la faculté psychique et sociale à admettre une limite et à la respecter, qu’elle ne peut que continuer à régner jusqu’à ce qu’intervienne la main invisible de la catastrophe.
Être petit est certes une qualité, encore faut-il se préserver des interférences venues de l’extérieur. Le Bhoutan pouvait encore échapper aux diktats d’une société consumériste dilapidant les ressources naturelles. La télévision n’avait été introduite qu’en 1999, la capitale Thimphu (50 000 habitants) n’avait ni feu rouge, ni ascenseurs, le tourisme était endigué. Le Bhoutan avait même adopté le principe du BNB (Bonheur National Brut) lors d’une tribune prononcée par son roi devant les Nations unies en 1972 : gouvernance responsable, conservation d’une culture traditionnelle, sauvegarde de l’environnement et utilisation durable des ressources. Malheureusement le quatrième principe, « croissance et développement économiques » ne pouvait que démolir rapidement les principes précédents : il faut augmenter le PNB (Produit National Brut) en imitant un modèle occidental qui est en train de faire faillite. Le ver est dans le fruit, le Bhoutan a cédé aux vertiges de l’éducation scolaire et aux ravissements de la télévision ; on a déjà assisté à la première émission de « Bhutan idol », version locale de « Star Academy ». Tout est possible dorénavant, on a construit un stade et la route nationale est élargie ; on importe des travailleurs immigrés et on laisse l’Inde financer jusqu’à 70 % du budget national. En conséquence le contact avec la Nature va disparaître au triple galop : la Biosphère ne peut plus être tranquille même sur les bords de l’Himalaya.
Pour en savoir plus grâce à notre blog biosphere :
28 novembre 2016, Leopold Kohr (1909-1994), précurseur de la décroissance
20 juillet 2016, À lire, The Breakdown of Nations (Leopold Kohr, 1957)
Ceux qui aiment les petits pays non pas besoin d’aller bien loin. Beaucoup plus petit que le Bouthan et tout près de chez nous, l’Andorre. Là aussi des montagnes. Si vous me dites qu’il y a trop de monde en Andorre, que sa densité est supérieure à celle du Bouthan (20 hab/km2), alors je ne vous conseillerais pas Monaco, avec ses 18.654 habitants entassés sur 2 km2. Par contre la Lozère, avec 15 habitants/km2, c’est un joli petit pays.
Je ne saurais trop conseiller à ceux qui se trouvent trop à l’étroit dans leur région d’aller vivre dans ces départements français, Lozère, Creuse, Ariège etc. En plus il y a la télé. 🙂
Rappelons encore l’excellent livre d’Olivier Rey : Une question de taille, dont d’ailleurs Biosphère avait fait une recension. Cette question de l’ordre de grandeur est fondamentale. La nature d’un problème est d’abord déterminée par son ordre de grandeur. On croit trop souvent que les problèmes d’échelle sont neutres sur le fond alors, qu’au contraire, ils le déterminent.