Enfin une BD des temps à venir, Bug, d’Enki Bilal

Un bug généralisé à l’ensemble de la planète qui dévitaliserait totalement l’Internet, viderait l’ensemble des disques durs de leurs contenus et ravagerait tous les outils informatiques, du plus gros serveur à la plus petite clé USB. Cette catastrophe, Enki Bilal l’a imaginée dans un futur proche, à l’aube de l’année 2041, dans son nouvel album, Bug. Voici un dialogue reconstitué entre l’auteur (interrogé par LE MONDE*) et notre blog biosphere :

Enki Bilal : « J’ai vite compris qu’il fallait que j’évite de donner une explication réaliste au bug informatique. Cette panne n’est pas le fait d’une faillite humaine. »

biosphere : En 2012, une tempête solaire d’une puissance jamais vue depuis 1859 est passée tout près de la Terre, sans la frapper. Dommage ! Elle aurait pu perturber tous les circuits électriques de la planète et « renvoyer la civilisation contemporaine au XVIIIe siècle », selon un communiqué de la Nasa diffusé le 23 juillet 2014.

Enki Bilal : « Le numérique, c’est la nouvelle addiction dont nous sommes tous frappés, moi y compris. J’ai lu qu’un gamin qui naît aujourd’hui aura, à 20 ans, du mal à poser son regard sur un autre humain à cause de cette relation établie très tôt et de manière obsessionnelle avec les écrans. Nos inventions sont extraordinaires, mais elles peuvent nous dépasser et se retourner contre nous si on en perd le contrôle. »

biosphere : Tout rapport au concret est totalement absent de la numérisation du monde. Nous sommes esclaves de la technique, ce qu’avait déjà perçu Jacques Ellul il y a longtemps : « L’homme est fait pour six kilomètres à l’heure, et il en fait mille », écrivait-il dans La technique ou l’enjeu du siècle. »

Enki Bilal : « L’irruption du numérique a acté la fin d’un monde. Elle a coupé une grande partie de la transmission de la culture. La lecture se perd. Le XXe siècle est totalement banni – j’ai cette impression – pour toute une génération de jeunes qui sont nés avec le numérique. Pour eux, le monde commence maintenant. Il y a une espèce de glissement, de mutation en cours. Si je disais régression, j’aurais tort, mais c’est un réajustement aux nouvelles normes, dictées par l’accélération que provoque le numérique. L’accélération dans la communication, dans la consommation… »

biosphere : c’est vrai. Les jeunes ont de plus en plus tendance à parler avec copains et petites amies par portable interposé plutôt qu’à échanger directement ou à écouter les adultes. Il n’y a plus en vérité de transmission d’une génération à l’autre avec la génération de l’écran qui parle à son écran. On sait aussi que les méthodes qui marchent, notamment pour les plus jeunes, nécessitent le contact du réel, la manipulation manuelle, l’expérimentation personnelle. Quant à l’accélération, cf. Rosa Hartmut, elle est telle qu’elle est devenue non maîtrisable, que ce soit la déflagration technologique ou l’explosion démographique.

Enki Bilal : « Le numérique est un sujet qui pose des questions. Si un bug comme ça survient aujourd’hui, en trois jours, le monde sombre dans un chaos terrifiant. L’humain perdrait toute trace d’humanité pour devenir une bête traquée, paniquée. Je n’ai pas voulu être réaliste sur ce sujet-là. »

biosphere : le bug d’Enki Bilal à un antécédant littéraire, Ravage. C’est un roman de science-fiction post-apocalyptique écrit par René Barjavel et paru en 1943. Le récit est une dystopie révélant le pessimisme de l’auteur à l’égard de l’utilisation du progrès scientifique et des technologies par les hommes : « Vous ne savez pas ce qui est arrivé? Tous les moteurs d’avions se sont arrêtés hier à la même heure, juste au moment où le courant flanchait partout. Tous ceux qui s’étaient mis en descente pour atterrir sur la terrasse sont tombés comme une grêle. Vous n’avez rien entendu, là-dessous ? Moi, dans mon petit appartement près du garage, c’est bien un miracle si je n’ai pas été aplati. Quand le bus de la ligne 2 est tombé, j’ai sauté au plafond comme une crêpe… » Les survivants sont devenus des bêtes traquées !

Enki Bilal : « Si ma BD avait été réaliste, une vision sombre de la technologie, cela aurait été désespéré. Ça ne valait pas la peine de faire The Walking Dead multiplié par dix, montrer l’horreur des gens qui s’entre-tuent. J’ai essayé de mettre une dose d’humour pour ce que soit à la fois tendu et détendu. Par exemple, la jeune fille est enlevée par une mafia un peu ringarde, qui commercialise des miroirs pour contenter les addicts du selfie ! »

biosphere : Pourquoi serait-il désespérant de voir la réalité en face ? Pourquoi s’en échapper par l’humour et la ringardise ? Les humains sont de grands enfants qui se préparer un avenir de m*** en gardant le sourire pour la photo et en faisant comme si de rien n’était.

Enki Bilal : « Je n’ai pas cherché à avoir une vision prospective du monde de demain. Concernant la Silicon Valley, j’ai plutôt pris le contre-pied de l’humour. Ses membres semblent appartenir à une secte, ils sont habillés dans des pyjamas bleus, Mark Zuckerberg a 57 ans et Ray Kurtzweil est toujours là, comme s’il menait des travaux pour nous faire vivre à 150 ans. Tous sont sans voix et déprimés, pour ne pas dire tétanisés, car ils se trouvent en première ligne, la Silicon Valley étant le berceau de cette folie magnifique. »

biosphere : Il y a une évolution extrêmement préoccupante, plus une société est techniquement avancée, plus elle dépend de la technologie, donc plus elle est sensible à un dysfonctionnement. On pourrait espérer (et certains doivent le croire) que l’Homme se construit une société de plus en plus sûre, or c’est l’inverse qui se produit, la société est de plus en plus instable et soumise aux aléas. Le culte du progrès a atteint ses limites, mais la seule chose qui pourrait en faire prendre conscience en France, c’est l’explosion d’un de leurs 58 réacteurs nucléaires. Et encore, au Japon, ils se remettent à l’atome malgré Fukushima !

Enki Bilal : « Ce premier tome correspond à une période de quinze jours après le bug. Il est trop tôt pour qu’il soit question de politique. D’autant que la politique, telle qu’on l’a connue, est en train de mourir. Il y aura toujours des jeunes élites. Elles émergeront d’ici dix ou quinze ans, et elles prendront des décisions qui surprendront. »

biosphere : Une perturbation majeure de notre système thermo-industriel serait peut-être une chance pour sortir de cette société techniciste, productiviste et surconsumériste… Remettre nos pendules à l’heure ? Il serait temps que Dame Nature s’en préoccupe car nous ne saurons le faire par nous-mêmes, nos élites ne perçoivent pas l’ampleur des menaces, y compris quand il s’agit du réchauffement climatique. Notre jeune Macron n’y connaît rien en écologie. Quand au final de ce super bug d’Enki Bilal, il était déjà décrit en 1943 dans Ravage de Barjavel, ce sera un retour tumultueux à une société agraire.

* LE MONDE du 29 novembre 2017, Enki Bilal : « Le numérique, c’est la nouvelle addiction dont nous sommes tous frappés »

4 réflexions sur “Enfin une BD des temps à venir, Bug, d’Enki Bilal”

  1. en exergue de Bug, cette conception malicieuse :
    à propos du « dataïsme », nouvelle religion du tout numérique expansif. « Le péché le plus grave serait de bloquer le flux de données. Qu’est-ce que la mort, sinon un état ou l’information ne circule plus. » (Yuval Noah Harari)

  2. Page 10 de « Bug », en 2041, après le clash informatique :
    Il va falloir revenir au papier, à l’encre et à la notion de mémoire, pas « vive » la mémoire, mais vivante la mémoire, celle de nos cerveaux.
    – Parce que vous croyez qu’on saura encore s’en servir de nos cerveaux ?

  3. Dans le roman Ravage de Barjavel, une autre chose m’avait marqué : la reconstruction se faisait en imposant à la fois le non retour à trop de technicité et surtout des limites à la taille des communautés. Il y avait déjà du « small is beautiful ». Oui je crois que les immenses structures et le monde conçu comme un village géant sont des folies.

  4. N’étant pas amateur de BD je ne connais pas celle-ci, ni Enki Bilal son auteur. Toutefois, à la lecture de ce dialogue reconstitué, je me demande déjà si Enki Bilal croit réellement en la possibilité d’une telle catastrophe. Mais admettons.
    Pourquoi alors mettre de l’humour et de la dérision dans un tel scénario ? C’est d’ailleurs la question que « lui » pose Biosphère. Enki Bilal dit : « cela aurait été désespéré ».
    Face à cette réalité à juste raison désespérante… il revient à chacun de gérer ce problème du désespoir à sa manière, comme il peut. La dérision comme l’humour peuvent être une solution, un remède. Dessiner des BD, écrire des romans de fiction, des dystopies, des articles ou des commentaires, sont probablement des façons comme d’autres de gérer ce problème.

    Ceci dit il est évident qu’un tel bug aurait des conséquences gigantesques, dont nous pouvons en imaginer certaines. Comme dans Ravage de Barjavel, les avions tomberaient « comme une grêle »… les trains, les pompes à essence, les distributeurs d’argent, les communications… tout ça HS ! L’argent, les économies, des quantités énormes de savoirs et de connaissances… Pschitt tout ça évaporé ! Les brillants cerveaux privés de leurs prothèses… désormais incapables de faire une division sans se tromper !
    Maintenant, imaginer et écrire une histoire, la lire ou la regarder à l’ écran… c’est une chose. Mais y croire en est une autre. Et Macron évidemment ne croit pas à ce genre d’histoires.

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