au MONDE, les journalistes frustrés d’écologie

La société des rédacteurs du MONDE* prend position sur le départ d’Hervé Kempf : « Le conseil de la CSM rappelle qu’au Monde les journalistes travaillent librement… Il demeure très attentif au suivi des questions écologiques. Le Monde reste le journal français où les questions d’environnement sont suivies par dix journalistes à plein temps. Kempf n’avait pas le monopole du suivi des questions écologiques… » Un historique du contenu du quotidien LE MONDE nous donne une autre perception ; la perspicacité des environnementalistes du journal est toute relative.

Avant 1971-1972, c’est le mépris et la désinvolture. Dans son numéro 199 du 8 août 1945, le quotidien annonçait le largage de la première bombe atomique en manchette sur trois colonnes avec, en surtitre, cette formule ingénue et terrible : « Une révolution scientifique ». En 1952, on inaugure le barrage de Donzères-Mondragon ; l’envoyé spécial du MONDE ne dira rien concernant l’impact environnemental de ce « colossal ouvrage ». En 1957, la critique du projet de tracé de l’autoroute du sud à travers la forêt de Fontainebleau fait simplement l’objet d’une libre opinion qui constate : « Il est triste de penser que l’autorité des naturalistes, des artistes et des sociétés savantes est impuissante contre le vandalisme ». Le naufrage du Torrey Canyon le 18 mars 1967 échappe complètement à l’attention du quotidien pendant plusieurs semaines, ce n’est que la première marée noire sur nos côtes. C’est seulement à partir de 1969 que LE MONDE ouvre un dossier « Environnement » au service de documentation. LE MONDE n’a commencé à traiter spécifiquement d’environnement qu’en 1971, lorsque le ministère de la protection de la nature et de l’environnement a été crée. En 1972, c’est la première conférence des Nations unies « pour l’homme et son environnement » qui contraint LE MONDE à créer une rubrique sous ce nom. Mais les rédactions se méfiaient encore de ce type d’information et l’écologie est restée un gros mot. Le journaliste Marc Ambroise-Rendu a été le premier en charge d’une rubrique environnement en mars 1974. Mais ses collègues étaient étonnés, et même, pour certains, scandalisés qu’on donne dans leur journal « si sérieux » de la place à l’environnement – sujet marginal et jugé parfois réactionnaire. Un rédacteur en chef s’était même exclamé: « L’écologie, c’est Pétain »…

Quand Roger Cans reprend la rubrique environnement au MONDE en 1982, il se retrouve seul et isolé. Son chef de service lui dit carrément que l’important était la décentralisation et la régionalisation, qui devraient occuper 80 % de son temps. Le directeur de la rédaction d’alors, Daniel Vernet, le croise dans le couloir et lui demande « l’agriculture bio, combien de divisions ? ». Certains de ses articles passent à la trappe. En 1984, Cans avait proposé de couvrir une AG des Verts dans un gymnase de Dijon ; le service politique lui avait dit alors qu’il « avait du temps à perdre ». Même avec des catastrophes écologiques, la rubrique environnement a du mal à s’imposer. L’affaire de Bhopal, cette fuite de gaz mortel qui tue ou blesse des milliers d’habitants d’une grande ville indienne en décembre 1984 ne donne lieu qu’à une brève le premier jour. Et le correspondant à New-Delhi n’ira à Bhopal que plusieurs mois après la catastrophe, lorsque l’affaire deviendra politique. Idem pour Tchernobyl, en avril 1986 : le correspondant à Moscou n’ira jamais enquêter sur place, la couverture de l’événement est donc minimale. L’écologie n’est toujours pas un service ni un département rédactionnel, l’environnement reste un problème technique. Et l’écologie politique reste considérée comme une nuisance puisqu’elle affaiblit la gauche dans les élections. Colombani considérait même le Vert Antoine Waechter comme « à droite de la droite ».

Les colonnes du quotidien ne s’ouvrent véritablement à l’écologie qu’à partir du numéro du 23 septembre 2008 ; une page 4 est consacrée à la Planète, au même titre que les pages International ou France. On sait que cette indépendance rédactionnelle a été supprimée récemment. Plus grave, la société des rédacteurs du MONDE a un point de vue quantitatif : « dix journalistes pour l’environnement ». Mais le départ de Kempf a révélé qu’il fallait pour ces journalistes être dans la ligne du journal, ne pas faire de « militantisme ». Ce quotidien ne fait que refléter l’état présent de la société. Il ne s’engage pas, il laisse la société telle qu’elle est. Comme il faut préserver les convenances et les recettes publicitaires, LE MONDE cultive encore la croissance, le tout automobile et les néfastes futilités. La crise écologique qui nous menace ne sera bien traitée médiatiquement que dans la mesure où les contraintes réelles ou imaginaires de l’économisme et du politique ne pèseront plus sur le contenu des articles des  journalistes.

* LE MONDE du 7 septembre 2013, un communiqué de la Société des rédacteurs du « Monde »

1 réflexion sur “au MONDE, les journalistes frustrés d’écologie”

  1. Laure NOUALHAT parle de « Refroidissement climatique dans les rédactions »
    « Si une démission est toujours une histoire personnelle, celle d’Hervé Kempf éclaire d’une lumière crue la place que les médias accordent à l’environnement. S’il s’agit de montrer une terre vue du ciel, de positiver le futur à coup de courses bios et de voitures électriques, les espaces se libèrent. Dès lors qu’on s’impose de débusquer les arnaques politiques, industrielles ou marketing faites au nom de la planète ou simplement d’exposer les contradictions d’une société aux désirs illimités sur une planète aux ressources limitées, il n’y a plus grand monde…..
    La couverture de l’actualité économique a repoussé à la marge celle des questions environnementales. LE MONDE a moins de pages Planète. A Libération, les pages Terre se raréfient. A la télé, la seule émission quotidienne jamais consacrée au sujet, Global Mag, sur Arte, a disparu en 2011…
    Et les annonceurs ne se bousculent pas, sinon pour des suppléments consacrés au développement durable heureux, qui ont fleuri avec le Grenelle de Sarkozy. «Entre pressions publicitaires, désintérêt collectif et surpuissance des sujets économiques, les articles environnementaux qui dénoncent sont jugés trop anxiogènes», ajoute Solon (rédacteur en chef du mensuel Terra Eco). Place à une écologie consensuelle où chacun s’enthousiasme à l’idée de changer le monde… »
    http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2013/09/05/refroidissement-climatique-dans-les-redactions_929758

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