Ne nous faisons pas d’illusion, l’intelligence des élites pensantes ne constitue pas le summum de la sagesse humaine. En général, ces intellectuels ne font que reprendre en boucle les éléments de langage de leurs pairs et du système en place. Rares sont les voix discordantes qui prennent de la distance avec les évènements du moment. Ainsi le sociologue Raymond Aron qui interprétait la situation quasi-insurrectionnelle en mai 1968 comme un simple psychodrame où émergeait seulement le désir d’une décentralisation du pouvoir de décision (La révolution introuvable, réflexions sur les événements de mai 1968). Dès 1955 dans « L’Opium des intellectuels », Raymond Aron cherchait à expliquer l’attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, mais indulgents aux plus grands crimes pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines. Il mettait en évidence la sacralisation des mots « Gauche, Révolution, Prolétariat ». Cette analyse nous parait évidente aujourd’hui, mais sa fille a souffert de l’ostracisme qu’entraîne le fait de dire la vérité à l’encontre de ceux qui croient savoir. Quand Aron privilégiait la finesse et l’esprit de nuance, Sartre et Bourdieu faisaient l’éloge du matérialisme historique. Rien ne change aujourd’hui du décalage qui existe entre ce qu’il faudrait penser et ce qu’on nous dit de penser à un moment donné. Cela nous fait mieux juger de l’idéologie anti-Thunberg des intellectuels du temps présent.
Dominique Schnapper : Mon père Raymond Aron a vécu des années très difficiles entre 1945 et 1956, il a perdu tous ses amis. Dans les années 1930, il avait nourri des amitiés très fortes avec Sartre, Malraux, tous unis dans la lutte contre le fascisme. Mais, après la guerre, ces antifascistes ne sont pas devenus antisoviétiques et mon père s’est fait beaucoup attaquer. Il a énormément souffert de cette solitude intellectuelle et politique. J’ai d’abord fait deux ans de philosophie. Mais je me suis lassée de cette discipline qui permettait de dire tout et son contraire. J’ai ensuite étudié à Sciences Po. Je n’ai pas aimé cette école, fréquentée par des élèves issus de milieux ultra-privilégiés qui préféraient les succès mondains à la recherche de la vérité. Il était chic dans ce milieu là de ne pas être anticommuniste. La façon dont on parlait, avec mépris, de Raymond Aron et de son « mauvais combat » reste pour moi une blessure. Mais j’y ai découvert des disciplines qui servaient à la sociologie, comme l’économie ou les sciences politiques. J’ai passé cinq ans dans le centre de sociologie de Pierre Bourdieu. Il m’a appris mon métier de sociologue, puis nos relations se sont dégradées. Son centre était devenu une secte, où il fallait être en adoration devant le maître. Ce n’était pas mon style. Mai 1968 avait aggravé les choses. Dans le monde de la sociologie des années 1970, on ne faisait pas carrière si l’on n’était pas de gauche et marxiste. Le climat intellectuel était étouffant et les passions politiques pesantes. Je me suis sentie ostracisée. Ces gens me reprochaient de n’avoir pas pris parti contre mon père. Des étudiants m’ont raconté qu’on leur disait : « N’allez pas au séminaire de Dominique Schnapper, elle est de droite ! ». Puis, le climat intellectuel et politique a changé. Il n’était plus rare de rompre avec le communisme, et l’anti-totalitarisme avait le vent en poupe. Ceux qui ne me serraient pas la main sont devenus aimables !
Lire, Greta Thunberg, le climat face aux députés
Aujourd’hui les écologistes subissent une avalanche de critiques et la curée contre Greta Thunberg est un bon exemple de la furie de la pense dominante contre tout ce qui ferait mieux percevoir la réalité vraie. La Suédoise de 16 ans avait prononcé devant les députés le 23 juillet 2019 un discours sur l’inaction climatique. Le président des députés LR, Christian Jacob : « J’aurais préféré que l’on mette en avant les scientifiques du GIEC, l’Assemblée nationale a vocation à prendre en compte l’avis d’experts. » L’eurodéputé du Rassemblement national Jordan Bardella dénonce « la dictature de l’émotion » et une « nouvelle forme de totalitarisme ». Guillaume Larrivé : « Faire la grève de l’école, je ne peux l’approuver. » Le député (LRM) de Paris Sylvain Maillard : « Faire la grève de l’école, quel triste symbole ». Le député Julien Aubert, en lice pour la présidence LR, qualifie la jeune suédoise de Prix Nobel de la peur : « Pour lutter intelligemment contre le réchauffement climatique, nous n’avons pas besoin de gourous apocalyptiques, mais de progrès scientifique et de courage politique. » Le député de Seine-Saint-Denis Alexis Corbière (La France insoumise) avait fustigé l’« hypocrisie » consistant à faire cohabiter dans la même journée le vote sur le CETA, « un accord climaticide », selon lui, et la venue de Greta Thunberg. Julien Aubert tenait le même raisonnement, « Le jour où vous ratifiez l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada [CETA], on invite une égérie qui permet de regarder ailleurs. On nous invite à écouter une prédication qui repose sur des présupposés. C’est du spectacle, de la mystification. » La LRM Peyrol : « Mes héros à moi ne sont pas comme Greta, ce sont des agriculteurs, des chefs de PME qui essaient de trouver des solutions .»
Greta Thunberg en réponse se contente de dire : « C’est très triste que les gens soient si désespérés qu’ils inventent des choses. On dirait qu’ils ont plus peur de moi et des manifestations des jeunes que du vrai problème, à savoir le réchauffement climatique ».
Non, il y a des limites à tout ! Je veux bien qu’on compare Johnny à Mozart, mais quand même pas Greta à Aron !