Libérons MALTHUS de la critique marxiste

En faisant de l’équilibre population/ressources la clé de la misère, Malthus heurtait de plein fouet les marxistes qui cherchaient plutôt la solution du côté de l’organisation sociale et dans le développement des forces productives. Continuateurs des Lumières, résolument optimistes, les socialistes ne voient pas de bornes au progrès humain. Karl Marx répondait à Malthus, quelque trois quarts de siècle plus tard, que la formation d’une population surnuméraire ne devait rien à des lois « naturelles » de la sexualité humaine ou des rendements agricoles. Ce serait selon lui les rapports sociaux capitalistes qui produisent « artificiellement » une population indigente.  « Certes, écrit-il dans un « Cahier » rédigé en 1858 et qui ne sera publié que de façon posthume, ce sont des lois naturelles, mais des lois naturelles de l’homme à un niveau déterminé de l’évolution historique, à un stade de développement des forces productives correspondant au processus historique de l’homme… Malthus transforme en limites extérieures des limites inhérentes, historiquement changeantes, du processus de reproduction humain… La surpopulation relative n’a pas la moindre relation avec les moyens de subsistance comme tels, mais avec la manière de les produire. » On voit bien l’approche, très moderne, de Marx : le niveau de reproduction humaine n’est pas une donnée, mais une conséquence du niveau de développement, lequel est fonction du système social. Dans Le Capital, Marx exprime le fondement idéologique du débat : « Il était naturellement bien plus conforme aux intérêts des classes régnantes d’expliquer cette « surpopulation » par les lois éternelles de la nature que par les lois historiques de la production capitaliste. » Ce n’est pas à la population de s’adapter aux capacités de production, ce sont à ces dernières de s’adapter à l’évolution de la population. Libérons le système productif du carcan capitaliste qui le bride, et le problème démographique sera réglé.

Le rapport au capitalisme est resté structurant dans l’anti-malthusianisme. Fondé sur l’appropriation privée des richesses produites et la logique de la production marchande, il est vrai que le capitalisme se montre incapable de satisfaire les besoins sociaux de toute la population (accès à un revenu et à des biens et services socialement nécessaires). Sa logique de production étant celle du profit privé, les capitalistes préfèrent même ne pas produire que de vendre à des prix insuffisamment profitables, excluant dès lors la demande non-solvable. Dans leur « soif d’accumulation », les capitalistes cherchent d’ailleurs à augmenter la productivité du travail en mécanisant de plus en plus la production. Ce qui pourrait être une bonne nouvelle pour l’humanité – travailler moins et produire plus – se transforme, dans le cadre des rapports sociaux capitalistes, en privation d’accès au revenu d’une partie de plus en plus importante des travailleurs. Cela n’est d’ailleurs pas sans rendre le système instable à tous points de vue… Et si la nature est menacée d’épuisement, c’est bien plus en raison de la logique de croissance du capitalisme, infinie et productiviste, que de celle la population. Cette conception, dite de la « surpopulation relative », a conduit à repenser les crises alimentaires et bientôt écologiques en les rapportant aux logiques des pratiques économiques (de production et de consommation) et non à une « surpopulation absolue ».

Karl Marx a-t-il ou non réussi à démontrer que la croissance de l’armée industrielle de réserve (le nombre de chômeurs), et par conséquent l’évolution des salaires, sont indépendants de la croissance démographique. Comme la fécondité est restée une variable exogène et incontrôlable, Marx a échoué à réfuter complètement la construction malthusienne.  Il paraît en outre intéressant de relever que Malthus a été, d’une certaine manière, un précurseur de Marx. Ils font tous deux une tentative d’expliquer de façon systémique toute l’évolution socio-économique par le « matérialisme historique ». Pour Marx il s’agit de l’infrastructure industrielle et culturelle, à l’origine de l’accumulation du capital. Pour Malthus il s’agit de l’infrastructure naturelle (permettant la production alimentaire) et de l’infrastructure socio-culturelle (déterminant la fécondité). En fait, ce que Marx ne peut accepter dans la proposition de Malthus, c’est qu’elle retarde le face à face des deux classes qui sont aux prises dans le processus d’accumulation, les deux seules qui comptent économiquement à ses yeux, le prolétariat et les capitalistes. En d’autres termes, elle retarde l’effondrement du capitalisme et l’avènement de la société communiste. Dans l’excès du nombre, Malthus redoute la foule barbare ; les marxistes voient poindre les armées conquérantes du prolétariat.

Replaçons Marx et Malthus dans leur contexte historique ; ils se situent à deux phases distinctes de la transition démographique. Malthus écrivait dans un monde pré-industriel, caractérisé par une double régulation de la croissance de la population, une forte natalité qui allait de pair avec une forte mortalité. Marx au contraire élabore sa théorie dans un monde industriel où la demande de travail (l’offre d’emploi) gouvernait le niveau de vie de la population. En termes marxistes, « ce n’est pas la reproduction naturelle qui fait l’armée industrielle de réserve (les chômeurs), ce n’est pas elle qui est le levier de l’accumulation (du capital). » Personne à l’époque de Malthus ne pouvait pressentir l’accélération de la révolution industrielle puisque le passé ne lui fournissait aucun exemple permettant d’imaginer qu’une rupture totale pouvait se produire. Sans qu’il soit possible d’établir une filiation directe avec Marx, le débat rebondit au tout début des années 1970. Les premiers écologistes avaient essayé d’attirer l’attention sur un éventail de problèmes allant des pesticides au contrôle démographique sans toujours les définir par ordre d’importance. Un des signes avant-coureurs d’une hiérarchie apparut lorsque Paul Ehrlich et Barry Commoner débattirent de l’importance relative de la maîtrise de la fécondité. Le malthusien Ehrlich avait publié en 1968 The Population Bomb, qui plaçait l’expansion de la population comme la menace écologique prioritaire : « Trop de voitures, trop d’usines, trop de pesticides. Pas assez d’eau, trop de dioxyde de carbone, tout peut être attribué à une cause unique : trop de personnes sur Terre. » Commoner lui répondit  en 1971 dans L’encerclement que « la dégradation écologique n’est pas la simple conséquence d’un processus unique qui va en s’amplifiant – croissance démographique, augmentation de la demande – mais également des changements importants dans les techniques de production, changements qui eux-mêmes dépendent de facteurs économiques et politiques importants. » Le débat entre Commoner et Ehrlich a rapidement dépassé le désaccord scientifique pour fonder deux stratégies radicalement différentes. Ehrlich définit ainsi « la surpopulation » comme le nombre d’habitants dépassant « la capacité d’accueil » de la Terre ; iI proposait un « bureau de la Population et de l’Environnement » pour apprécier le niveau de peuplement optimal, et préconisait les mesures permettant d’y arriver. De son côté, Commoner projetait de transformer la technologie moderne « pour satisfaire aux exigences indéniables de l’écosystème ». Une synthèse est-elle possible ?

Notre série d’articles sur MALTHUS, un précurseur de la décroissance (13 articles au total)

20 août 2020, MALTHUS, considérations de Serge Latouche (1/13)

21 août 2020, pour mieux connaître le démographe MALTHUS (2/13)

22 août 2020, 1798, MALTHUS contre les optimistes crédules (3/13)

23 août 2020, MALTHUS, le prophète du sens des limites (4/13)

24 août 2020, MALTHUS, pour une maîtrise de la fécondité (5/13)

25 août 2020, MALTHUS, aider les pauvres n’est pas aider ! (6/13)

26 août 2020, Libérons MALTHUS de la critique marxiste (7/13)

11 réflexions sur “Libérons MALTHUS de la critique marxiste”

  1. Dès 1931, je soulignais l’urgence de freiner la population au Nord-Vietnam… mais de 1931 ) 1971, 40 années ont été perdues, pendant lesquelles l’explosion démographique a pris des proportions compromettant l’avenir même de l’humanité. Quarante années pendant lesquelles communistes et catholiques ont rejeté l’idée même du néomalthusianisme.
    René Dumont (L’utopie ou la mort, 1ère édition 1973, réédition août 2020 au Seuil)

  2. « Il n’est plus possible de s’en remettre à la seule planification familiale, car elle se contente d’empêcher la venue au monde des enfants non désirés. La survie de l’humanité ne peut plus être confiée au bon vouloir d’un nombre aussi élevé de procréateurs plus ou moins irresponsables. Ceux qui les encouragent peuvent désormais, maintenant que les limites de la planète sont enfin reconnues, être au mieux considérés comme inconscients, au pire comme criminels, cherchant à satisfaire quelque volonté de puissance.
    Des mesures limitatives autoritaires de la natalité vont donc devenir de plus en plus nécessaires, mais elles ne seront acceptables que si elles commencent par les pays riches et par l’éducation des autres. »
    René Dumont (L’utopie ou la mort, 1ère édition 1973, réédition août 2020 au Seuil)

  3. Il faut surtout arrêter de faire croire au Mythe du Dividende Démographique ! Si Dividende il y a, alors c’est plutôt le Dividende Énergétique qui a eu lieu ! D’ailleurs à ce propos, Jancovici a rappelé que lorsque la France avait un Pib plus élevé que la Chine, ce n’est pas parce que les français étaient plus nombreux, les chinois était déjà énormément plus nombreux que les français, mais c’est parce que les français avaient plus de robots et de dépenses énergétiques plus élevés que les chinois.

    Autrement dit, le Pib de l’Afrique ne décollera jamais par l’explosion démographique. Au contraire, ils sont de plus en plus nombreux mais avec des moyens rudimentaires pour subvenir aux besoins de leur population. Quand on voit des pays africains aussi nombreux et même plus nombreux que l’Allemagne mais sans industrie allemande, ça vous laisse présager des désastres à venir…

  4. Pour en revenir à la question finale , «Une synthèse est-elle possible ?», pour moi c’est non.
    On pourrait dire que le problème de la «surpopulation» n’est qu’une des conséquences du capitalisme. Au même titre que la 6ème extinction de masse, le réchauffement, la foi dans le Progrès, la technoscience, la grande confusion dans les têtes etc. Auquel on objectera évidemment que le communisme n’est pas mieux, si ce n’est pire, c’est de bonne guerre comme on dit. Et pendant qu’on discutera de ça on ne réfléchira pas à autre chose. En guise de synthèse on pourra alors dire que le capitalisme est finalement le système qui correspond le mieux à la nature humaine. Seulement voilà, c’est quoi la «nature humaine» ?
    On voit bien que les débats et les «débats» peuvent durer très longtemps (en attendant). Pour moi il n’y a donc pas de synthèse possible, puisque nous reviendrons toujours à nous poser la question au sujet de la poule et de l’oeuf.

  5. Le malthusianisme actuel se préoccupe de l’ environnement au contraire de la forme pastèquiste du grommunisme , plus soucieux de ses chers immigrés / migrants qui lui assurent encore (pour combien de temps encore ?) sa survie électorale que d’ environnement (EELV = antichambre du PC)

    1. L’environnement a bon dos, tout le monde aujourd’hui prétend s’en soucier, même les plus pourris.

  6. Le malthusianisme n’ a jamais été appliqué , helas, tandis que les expériences marxistes ont toutes tourné au désastre ; elles nécessitaient une forte population / natalité pour assurer la productivité ===> le marxisme a besoin d’ une population nombreuse au même titre que le liberalocapitalisme , curieux isnt’ it ?
    Suppression de la propriété privée , collectivisation des outils de production , dictature du prolétariat , cela ne fait pas rêver : Cuba – Vietnam – URSS – Corée du nord – Chine – RDA sont les illustrations de l’ immmmmmmense réussite du marxisme avec le cortège d’ horreurs polpotiennes , leninostaliniennes, kimjungiennes , maotsetoungiennes ! POUAH !!!!!!!!!!
    On va sûrement me dire que le vrai marxisme n’ a jamais été appliqué , je m’ esbaudis : un

    1. – «Le malthusianisme n’a jamais été appliqué»
      Comment se fait-il que vous ayez la mémoire autant sélective ? D’habitude vous vous référez à ces expériences en Chine et en Inde, qui pour vous n’ont rien d’un échec ni d’un désastre. Mais vous allez sûrement dire que tout ça n’était pas le vrai malthusianisme, c’est de bonne guerre comme on dit. Et donc moi aussi je m’esbaudis 🙂

      1. Je n’ ai jamais dit que la chine et l’ inde étaient des réussites totales mais ils ont au moins tenté d’ enrayer la croissance démographique : ils s’ y sont pris beaucoup trop tard , ce qui les a contraints de procéder par la force !
        Je n’a ppellerais pas cela du malthusianisme mais de la stérilisation massive et de la contrainte !
        Après tout le vrai désastre , c’ est l’ hyperprésence humaine dans ces pays et dans d’ autres où ils ne font rien ou presque (Afrique par exemple)

        1. – « Je n’appellerais pas cela du malthusianisme »
          Evidemment, c’est bien ce que je disais. Et je pourrais vous dire exactement la même chose au sujet du communisme, ce qui bien sûr vous fera bien rigoler. Et du coup moi aussi. 🙂

          -« l’hyperprésence humaine dans ces pays et dans d’ autres où ils ne font rien ou presque (Afrique par exemple) »
          Et ça veut dire quoi pour vous, FAIRE quelque chose ?
          Faire l’amour ou faire la sieste, ça ne compte pas ? 🙂

  7. Si l’oeuvre de Malthus est complexe, comment alors qualifier celle de Marx ? Comment pourrions-nous opposer ou comparer ces deux personnages qui ne «jouaient» ni dans la même cour ni dans la même division ? Si Marx était radicalement athée, il avait bien plus de cordes à son arc que n’en avait le pasteur économiste.
    Non, finalement Malthus n’est pas si compliqué que ça à comprendre. Nous pourrions peut-être même le comparer à Proudhon dont la pensée est claire comme de l’eau de roche et qui lui aussi peut-être qualifié de refoulé sexuel. Toutefois, contrairement à Malthus, Proudhon comme Marx cultivaient l’ironie. Pour Proudhon l’ironie est la mère de toute vérité, ce qui lui a fait dire : «ironie, vraie liberté !» Et encore : « il n’y a qu’un seul homme de trop sur terre, c’est Malthus.»
    Non, finalement Malthus n’était pas rigolo. 🙂

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