MALTHUS, aider les pauvres n’est pas aider !

Tout au long du XIXe siècle, les deux progressions antagonistes de l’Essai sur le principe de population de Malthus (progression géométrique de la population et progression arithmétique des subsistances) ont constitué un piège redoutable pour les idéologies généreuses issues de la Révolution française. La pression de la population sur les subsistances agit comme un étau qui se resserre dès que la croissance démographique est trop rapide, toute tentative de redistribution de la richesse dans un sens moins inégalitaire se trouve anéantie. Tel est le sens de l’allégorie du banquet qui figure dans la deuxième édition de 1803 : « Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut pas le nourrir, ou si la société ne peut pas utiliser son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. »

L’allégorie du banquet n’a pas échappé à Pierre Joseph Proudhon (1809-1865). Le 10 août 1848, dans un pamphlet qui fit grand bruit, Les Malthusiens, il s’écrie : « Ce sont 2 millions, 4 millions d’hommes qui périront de misère et de faim, si l’on ne trouve pas le moyen de les faire travailler. C’est un grand malheur assurément, vous disent les Malthusiens, mais qu’y faire ? Il vaut mieux que 4 millions d’hommes périssent que de compromettre le privilège : ce n’est pas la faute du capital, si le travail chôme : au banquet du crédit, il n’y a pas de place pour tout le monde. » Notons que Malthus avait supprimé cette allégorie des éditions ultérieures: « Je serai toujours prêt à effacer tout ce qui, dans mon ouvrage, paraîtra, à des juges compétents, avoir un effet contraire au but. » Mais cette allégorie du banquet a été constamment reprise pour dénoncer cet aspect de Malthus jugé sulfureux, sa manière d’envisager la question sociale.

La critique principale à l’encontre de Malthus porte donc sur son opposition au maintien d’une assistance aux pauvres. Une loi de 1536, souvent considéré comme la première loi anglaise sur les pauvres, est consacrée à l’organisation de fonds volontaires pour le secours aux personnes incapables d’exercer une activité. A partir de 1576, les communes sont tenues de faire travailler les pauvres qui y sont aptes. En 1795, dans le district de Speenhamland, on décide que la paroisse doit compléter tout salaire inférieur à un minimum considéré comme absolu en fonction du prix du pain et de la situation de famille. Cette loi bien intentionnée est en fait un soutien aux employeurs qui trouvent ainsi de la main-d’œuvre à bas prix, une main-d’œuvre qui ne peut ultérieurement selon Malthus que devenir toujours plus nombreuses, donc toujours moins chère. Il avait dans un premier ouvrage (jamais publié) en 1796 proposé le développement de l’aide aux pauvres. Deux ans après sa position sera exactement l’inverse. Il porterait ainsi une part de responsabilité intellectuelle dans la réforme de 1833 de la Loi sur les Pauvres, qui abolissait toute forme de secours au niveau des paroisses. Aujourd’hui encore une partie de l’intelligentsia fait mine de croire qu’il s’agit d’être « anti-pauvres » alors que Malthus pensait au contraire défendre la cause des pauvres. Il croit en une approche qu’on pourrait appeler aujourd’hui social-libérale, reposant sur la responsabilité individuelle : « Le peuple doit s’envisager comme étant lui-même la cause principale de ses souffrances… Si nous négligeons de donner attention à nos premiers intérêts, c’est le comble de la folie et de la déraison d’attendre que le gouvernement en prendra soin… En Angleterre, les lois sur les pauvres ont été incontestablement établies dans des vues pleines de bienveillance. Mais il est évident qu’elles n’ont point atteint leur but… Les lois sur les pauvres tendent manifestement à accroître la population sans rien ajouter aux moyens de subsistance… Ainsi les lois y créent les pauvres qu’elles assistent… Ce que je propose, c’est l’abolition graduelle des lois sur les pauvres, assez graduelle pour n’affecter aucun individu qui soit actuellement vivant, ou qui doivent naître dans les deux années prochaines… »

Le problème se pose aujourd’hui de la même manière : comment aider les enfants déjà nés sans susciter par là même la conception de nouveaux enfants qui eux aussi seront pauvres ? C’est le cercle vicieux de la pauvreté. Un vrai dilemme que la sentimentalité ne suffit pas à résoudre. On peut transposer ce dilemme au niveau international. Dans un compte-rendu de colloque, « Malthus hier et aujourd’hui » (1984), le politicien sénégalais Landing Savané affirme : « L’aide internationale est comparable à la Loi des pauvres puisqu’elle bloque la nécessité de développer la production locale et d’assurer l’autosuffisance alimentaire. On voit mal comment il serait soutenable de fournir en permanence des aides alimentaires toujours croissantes à une population dont la croissance provoquerait la dégradation des sols sur lesquels elle vit, et donc une diminution de ses propres ressources. » Donner des poissons ou apprendre à pêcher ? Malthus dans ses écrits laisse entendre qu’il n’aurait rien à redire à la solidarité internationale en temps de famine, du moins tant que cette solidarité ne renforcerait pas la dépendance des nations ainsi assistées ni ne réduirait leur capacité à résoudre leurs difficultés en faisant appel à leurs propres ressources. Évoquant les collectes importantes qui se firent en Angleterre auprès des classes riches pour venir en aide aux pauvres, il écrit à Samuel Whitbread : « Je serai enclin à penser que toute cette collecte a été bien employée, ou même qu’une somme plus importante encore l’aurait été si elle a servi uniquement à alléger le fardeau de ceux qui, en nombre relativement faible, étaient dans le besoin, s’il n’y a pas eu de réglementation publique en faveur de ces pauvres, et si on a pu les aider en évitant la conséquence fatale et inévitable d’augmenter ainsi continuellement leur nombre et de rendre toujours plus intenable la condition de ceux qui luttent pour se maintenir dans l’indépendance. »

Série d’articles sur MALTHUS, un précurseur de la décroissance (13 articles au total)

20 août 2020, MALTHUS, considérations de Serge Latouche (1/13)

21 août 2020, pour mieux connaître le démographe MALTHUS (2/13)

22 août 2020, 1798, MALTHUS contre les optimistes crédules (3/13)

23 août 2020, MALTHUS, le prophète du sens des limites (4/13)

24 août 2020, MALTHUS, pour une maîtrise de la fécondité (5/13)

25 août, MALTHUS, aider les pauvres n’est pas aider ! (6/13)

9 réflexions sur “MALTHUS, aider les pauvres n’est pas aider !”

  1. – « aider les pauvres n’est pas aider ! »
    Dit autrement et sous forme de question : Qu’est-ce qui peut vraiment aider les pauvres ?
    Oui mais… aider à quoi, pour commencer ? Et quels genres de pauvres ?
    Là encore il y aurait de quoi disserter, remplir des pages et des pages de commentaires, et même écrire des bouquins. Et après il faudrait trier, pour ne garder que ce qui peut vraiment aider.
    Aider à faire avancer le débat, bien sûr 😉

  2. D’ailleurs si je reprends le chiffre de l’Onu, ce n’est pas un hasard, c’est une institution ultra-gauchiste ! Alors ça me fait marrer que des gauchistes viennent contredire ce chiffre sur mes commentaires alors qu’à la base c’est le leur ! Il paraît que pour cette estimation, ils se sont fier au rythme de l’augmentation actuelle de ces dernières années, c’est à dire que si la production augmente au même rythme qu’aujourd’hui alors on arrivera à +75 % en 2050, en outre de l’augmentation de population mondiale qui augmentera la demande de nourriture….

    1. Celui qui nous fait le plus rire, Michel bien sur, celui qui croit aux délires de Jacques Cheminade selon lesquels on pourrait faire vivre 100 milliards d’habitants sur Terre, avec un peu d’agro-agriculture et production agraire dans des buildings…
      Michel qui veut nous faire croire qu’on peut nourrir toujours plus de monde tout en améliorant la condition animale.

    2. BGA80 à 13:49 : «Celui qui nous fait le plus rire, Michel bien sur, celui qui croit aux délires de Jacques Cheminade [et patati et patata, grand n’importe quoi ! ] »
      Mais bougre de pauvre BGA, qu’est-ce qui te fait dire que je crois aux délires de ce phénomène ? J’y crois autant qu’aux tiens.
      C’est clair ? Non ? C’est bien ce que je pensais.
      Et Malthus dans tout ça ? Tu crois qu’il se bidonne depuis là haut ? 🙂

  3. Il n’empêche que vous devez augmenter la production de viande de +75% d’ici 2050 selon chiffres de l’Onu pour éviter les croque-môssieurs à l’échelle mondiale ! Mais quand on sait que la production végétale agricole sert aux 2/3 pour nourrir les animaux d’élevage, alors une production agricole au détriment des forêts comme on le voit en Amérique latine est-ce soutenable à long terme pour éviter les croque-môssieurs ?

    Le bilan est là ! Soit les animaux vont souffrir d’avantage en voyant les conditions d’élevage et d’abattage régresser et s’endurcir ou soit on n’augmente pas la production de viande de +75 % et dans ce cas ce sera les croque-croque de môssieurs et mesdames ? Alors que préférez vous ? Ce sera soit l’un ou soit l’autre, il n’y aura pas de voie intermédiaire ni de plan C en œuvre !

    1. – « Il n’empêche que vous devez augmenter la production de viande de +75% d’ici 2050 selon chiffres de l’Onu pour éviter [Miam Miam !]»

      Tiens donc, ce coup-ci on se réfère aux chiffres de l’ONU. Sauf que l’ONU aussi, recommande de modérer la consommation de viande et de produits laitiers. Donc personne (à part BGA) ne dira qu’il faut (YACA) augmenter la production de viande afin d’éviter le cannibalisme. Encore une fois, du grand n’importe quoi !

  4. Biosphère 24/8/2020 : «Malthus, pour qui le devoir de l’homme n’est pas simplement de travailler à la propagation de l’espèce, mais bien de contribuer de tout son pouvoir à propager le bonheur et la vertu.»

    Qu’est-ce que le bonheur ? Qu’est ce que la vertu ? Comme tout le monde (ou presque) Malthus en avait SES propres définitions. Malthus était économiste et pasteur avant d’être philosophe (qu’est-ce qu’un philosophe ?) La sincérité, la capacité à accepter ses erreurs, à les reconnaître et les corriger, selon moi cela doit rentrer dans le cadre de la vertu. Mais moi non plus je ne suis pas philosophe.
    On peut bien sûr s’interroger sur les réels mobiles qui ont poussé Malthus à supprimer dès sa seconde édition ce postulat abject («allégorie du banquet»), sur sa réelle sincérité etc. Toutefois on mettra ce revirement à son crédit.

    1. Malthus rajoute : «Je serai toujours prêt à effacer tout ce qui, dans mon ouvrage, paraîtra, à des juges compétents, avoir un effet contraire au but».
      Cette phrase aussi est à mettre à son crédit. Et ça lui fait donc 2 bons points. 😉 Le but ne l’oublions pas, étant le bonheur et la vertu. Du moins l’idée qu’on en a.

      On voit bien que chez Malthus le travail est sacré, qu’il est un devoir. Pas de travail —> pas d’argent, pas le droit d’avoir des enfants etc. Cette idée n’est pas morte, on entend ça encore aujourd’hui. Et pourtant cette idée a été combattue, Paul Lafargue par exemple avec son «droit à la paresse» (1880).

      1. Le travail, le travail !
        «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage [etc.]» Tu parles d’un cadeau du Ciel ! Ce mot vient du nom d’un instrument de torture (tripalium), dans l’Antiquité et pendant très longtemps cette activité était réservée aux esclaves, aux gueux, c’est pour dire.
        On peut dès lors comprendre que certains préfèrent «travailler à la propagation de l’espèce» qu’à s’échiner à alimenter le PIB et les gros portefeuilles.
        Comme disait Poudhon, pour rire : «ce n’est pas la faute du capital, si le travail chôme : au banquet du crédit, il n’y a pas de place pour tout le monde.»
        En attendant, on peut aussi travailler son petit jardin, secret ou pas, ses gammes, à la guitare ou au piano peu importe.

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