Opposition un peu facile entre liberté des échanges de biens à l’échelle planétaire et planète cloisonnée et hérissée de clôtures, superficialité de l’analyse de Philippe Bernard (service International du MONDE*). Le journaliste prend pour postulat que la liberté d’aller et venir est un droit humain « solennellement célébré ». Contrairement à cette conception commune selon laquelle la mobilité est une constante de la société humaine, nous constatons au contraire qu’il n’y a jamais eu libre circulation des personnes. Prenons la Déclaration universelle des droits de l’Homme, elle est incomplète : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Le philosophe Etienne Balibar a souligné le caractère ambigu de ce texte, il manque l’obligation pour tout Etat d’accepter l’entrée des étrangers ! Quant à la libre circulation des biens et des services, Philippe Bernard oublie de dire que c’est une condamnation du protectionnisme au XIXe siècle par la toute puissante Grande-Bretagne… pour lui permettre d’asseoir encore plus sa puissance commerciale et politique. Il n’y a ni avantage absolu (Adam Smith), ni avantage comparatif (Ricardo) à échanger entre nations à des stades différents de développement, cela accroît au contraire la spécialisation, la dépendance et les inégalités. Il est aussi absurde troquer des voitures (ou des tomates) d’un pays contre d’autres voitures (d’autres tomates) d’un autre pays. Il est idiot de faire faire au yaourt des milliers de kilomètres.
L’argument le plus développé par Philippe Bernard est le paradoxe du contrôle aux frontières alors que « les réseaux transportent images, sons et idées en n’importe quel point du globe ». Il ne lui vient pas à l’idée que cela offre le moyen de parcourir le monde en restant immobile devant sa télé. La descente énergétique qui nous attend avec la disparition des ressources fossiles va nous obliger à vivre localement même si on pourra penser globalement avec Internet (et les journaux). Il soulève cependant un point important, la diffusion médiatique du niveau de vie des riches qui pousserait au départ de leur pays les populations démunies. Soulignons que ce type de consommation n’est pas généralisable, il faudrait plusieurs planète pour cela et nous ne les avons pas. Il faut lutter contre les inégalités de fortune et de consommation en prônant la sobriété, pas les migrations et la mondialisation du consumérisme. D’ailleurs le regard des pauvres sur les riches est le plus souvent un admiratif, pas contestataire. Quand LE MONDE** du même jour fait de la publicité gratuite pour le Trax, un SUV « à prix accessible », il propage l’idée qu’il est normal que certains n’aient pas les moyens de se payer un vélo alors que d’autres peuvent dépenser au moins 19 200 euros pour se payer un Trax « made in Korea ». Vive la mondialisation de la publicité, le libre échange des voitures et l’abêtissement des masses…
Les écologistes et les journalistes devraient dire que l’immigration (et le libre échange) maintient ou accroît la pression humaine sur le milieu naturel dans des pays où, de par le recul démographique (et la délimitation des besoins), cette pression pourrait s’atténuer. Sinon il n’y aura pas de répit. L’homme va continuer à saturer l’espace planétaire à la fois par les transferts de population et par la libre circulation des biens, ce qui n’est pas durable.
* LE MONDE du 1er novembre 2013, Monde connecté, monde verrouillé
** LE MONDE du 1er novembre 2013, La longue marche de Chevrolet en Europe