Il est possible d’impliquer des citoyens ordinaires sur des enjeux politiques complexes à un niveau national, c’est ce que démontre la convention citoyenne pour le climat. Le recours à des panels de citoyens désignés par le hasard fait un retour significatif dans les démocraties libérales. Cette démarche rompt avec une théorie politique fondée sur l’élection comme mode de désignation légitime des représentants. Elle s’inscrit dans une ancienne tradition. Au IVe siècle avant J.-C. était selon la formule d’Aristote « considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives ». Dans un contexte marqué par la professionnalisation du politique et une crise de défiance envers les élus, le recours au sort présente une rupture. La compétence collective d’un groupe repose moins sur les aptitudes personnelles de ses membres que sur leur diversité cognitive ; une assemblée tirée au sort a plus de chances de produire des décisions justes et intelligentes qu’une assemblée élue. On s’y expose à la diversité et on se débarrasse des logiques partisanes, des lignes fixes, ce qui amène à évoluer dans ses opinions. Le temps de la délibération amène à réfléchir collectivement pour produire du consensus. Reste la question qui tue, posée par Claire Legros dans LE MONDE : « Puisque les participants ne sont pas élus, au nom de qui parlent-ils ? »
Soulignons d’abord qu’un élu ne représente qu’une fraction du peuple, il n’a pas une véritable légitimité. C’est d’autant plus vrai que ses votes décisionnels sont personnels, en fait il ne représente que lui-même, soumis non seulement à ses préjugés mais aussi aux diktats du parti qui l’a fait élire et aux lobbies qui tournent autour de lui. Par contre un citoyen ordinaire désigné par tirage au sort se fait une opinion au contact collectif d’experts de différents horizons, une convention citoyenne est d’abord un processus d’apprentissage. L’objectif est d’arriver à définir le bien commun, pas de se soumettre à un programme politique préexistant défini unilatéralement par un leader. La démocratie ne sera réalisée que si les citoyens ne délibèrent pas au nom d’intérêts particuliers, mais au nom des acteurs absents, les générations futures et les autres espèces vivantes, tous ceux qui ne participent pas à nos procédures « démocratiques » actuelles mais qui sont pourtant concernées au premier chef par nos décisions présentes. Malheureusement cet idéal de délibération démocratique se heurte aux pesanteurs de la démocratie élective. La représentation issue des urnes veut avoir le dernier mot. En Islande, le projet de nouvelle constitution élaboré en 2011 par une assemblée citoyenne a été remisé aux oubliettes par le Parlement. Les recommandations du G1000, vaste panel organisé pour repenser le système politique belge, n’ont pas été suivies d’effets. Et la démocratie référendaire fait aussi preuve de son incompétence ; en Colombie- Britannique, les propositions de 150 citoyens réunis pendant près d’un an ont été rejetées par référendum. En France, si les recommandations de la convention pour le climat ne sont pas mises en application, les citoyens n’auront aucun recours juridique : les suites à donner dépendent de la seule volonté du président Macron.
La solution d’avenir serait d’utiliser le hasard pour compléter, si ce n’est remplacer, le processus électoral. La réforme constitutionnelle de 2018, reportée à deux reprises, prévoyait en France de transformer la troisième chambre consultative, l’actuel CESE, en « Conseil de la participation citoyenne », avec la capacité de réunir notamment des conventions de citoyens tirés au sort. A défaut de réforme officielle, le CESE invite depuis deux ans des participants tirés au sort à travailler aux côtés de ses membres officiels. La démarche que nous poursuivons sur ce blog biosphere depuis des années consiste à vouloir remplacer complètement, dans un système de démocratie de masse, le cirque électoral par le tirage au sort généralisé, cf nos articles antérieurs :
15 mars 2016, Le tirage au sort peut remplacer les procédures électives
extrait : Les fondateurs des républiques modernes souhaitaient une sorte d’aristocratie élective, laquelle ne pouvait pas provenir du tirage au sort, et ils voulaient que soit légitimée sans conteste l’autorité politique grâce au vote formel des citoyens. Cette justification de l’oligarchie élue témoigne d’un mépris certain pour les capacités du peuple…
15 mai 2016, Pour le tirage au sort des députés et sénateurs
extrait : Il serait bon que soit généralisé le tirage au sort parmi les différents candidats à un poste de responsabilité. Tout conflit interpersonnel et/ou clanique serait ainsi évité. Avec ce système, il serait impossible de devenir permanent du parti et très difficile de cumuler les mandats…
26 août 2016, Votons pour des députés désignés par tirage au sort
extrait : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie, le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie », résumait Montesquieu. A l’époque de Périclès, son usage concernait la grande majorité des magistratures. C‘est une nécessité aujourd’hui face à la professionnalisation de la politique, l’homogénéité sociale des élus, l’absence de rotation des mandats. Dans des démocraties minées par la médiocrité des campagnes électorales, le tirage au sort présente une précieuse vertu : alors que l’élection suscite passions et divisions, le tirage au sort assure le sérieux et la neutralité des débats. L’attention pour le bien commun se renforce car les citoyens tirés au sort ont un atout majeur : la liberté. Ils n’ont pas à combattre pour se faire élire ou réélire. Un livre paru début juillet 2016, « L’écologie à l’épreuve du pouvoir », envisage cette idée de faire de la politique autrement…
3 janvier 2017, Biosphere-Info comment faire de la politique autrement ?
Extrait : Comment envisager des procédures démocratiques pour faire de la politique autrement. Yannick Jadot, présidentiable écolo pour 2017, définit trois possibilités : « Instaurons des votations citoyennes, des conférences de consensus et des assemblées citoyennes tirées au sort. » . Analysons ces trois procédures…
21 mars 2017, Allons bien au-delà de la démocratie représentative
extrait : En français et dans beaucoup d’autres langues, les mots « élection » et « élite » ont la même racine. L’élection est une procédure qui installe une élite, on a souvent oublié cela. L’aristocratie héréditaire a été remplacée par aristocratie élective. En théorie tout le monde peut se présenter aux élections. Mais quand on regarde la pratique, c’est bien différent…
14 août 2019, La volonté du peuple exprimée grâce au tirage au sort
extrait : Le nombre de personnes pour représenter le peuple en réflexion est trop grand ; plus il y a de personnes, plus le nombre d’interrelations se multiplie et bloque l’expression d’une intelligence collective. Une Conférence de consensus avec une vingtaine de participants suffit. Notons d’ailleurs que nos députés n’ont pas de compétence particulière, si ce n’est l’art et la manière de se faire élire, ce qui ne prédispose en rien à être représentatif d’autrui…
24 novembre 2019, 150 citoyens tirés au sort, et moi et moi émoi
extrait : Emmanuel Macron annonçait le 25 avril 2019, sur les décombres de la taxe carbone, la création d’une convention citoyenne pour le climat. 150 citoyens tentent de résoudre ce que les élus de la nation ne sont pas parvenus à faire. L’objectif est fondamental : définir une série de mesures permettant de réduire d’« au moins 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, dans un esprit de justice sociale »…
1er février 2020, Biosphere-Info, les conférences de consensus
extrait : Députés et sénateurs, rentrez chez vous, on n’a plus besoin de vous. Les conférences de citoyen vont vous remplacer à meilleur résultat et moindre frais. C’est ce que pourrait démontrer les conférences de citoyens tirés au sort. Voici quelques éléments pour mieux comprendre cette procédure démocratique à la recherche d’un consensus…
– « Puisque les participants ne sont pas élus, au nom de qui parlent-ils ? »
Pour moi cette question n’a pas beaucoup de sens. Au nom du Peuple, bien sûr ! Exactement de la même manière que nos chers élus nous représentent aujourd’hui, et parlent en notre nom, défendent nos intérêts etc. Nous le Peuple, nous les citoyens, «écocitoyens» à nos heures.
Oui mais voilà, c’est quoi le Peuple ? C’est plutôt ça que j’aimerais savoir. Le Peuple, cette chose ou ce concept fourre-tout qui fait le bonheur des populistes de tous bords. Le Peuple, le Populo, la Populace, le Gros Animal comme l’appelait Platon.
Quoi qu’il en soit, de la même façon qu’on peut rajouter un «zeste» de proportionnelle, on peut en effet «impliquer des citoyens ordinaires sur des enjeux politiques complexes à un niveau national». Et ceci par le tirage au sort. On reviendrait ainsi aux racines de la démocratie (stochocratie), du moins on se plairait à le croire. Seulement je pense qu’hélas ce serait comme mettre un cataplasme sur une jambe de bois. Non seulement parce que ces conventions citoyennes ne sont que mascarades, mais parce que je crois que nos démocraties sont au bout du rouleau.
Les Anciens le savaient, ils avaient vu les limites de la démocratie, ils voyaient d’ailleurs un cycle dans la succession des régimes politiques (anacyclose). Platon voyait 4 phases, Polybe en voyait 6. Pour Platon la tyrannie fait suite à la démocratie, pour Polybe c’est l’ochlocratie (gouvernement par la foule), le pire des régimes politiques selon lui.