Nous avions transmis l’hommage à Alain Hervé, un pionnier de l’écologie politique au début des années 1970. On pouvait croire que tout avait commencé à cette époque, l’échange de mail suivant entre Michel Sourrouille et Antoine V. permet de mieux comprendre l’origine historique de l’écologie politique.
Antoine V. : L’écologie politique commence dans les années 1960 pas 70, mon cher Michel.
Michel Sourrouille : Antoine, ça se discute. Quels sont tes arguments ? La question de date à l’air d’être importante pour toi, c’est pourquoi j’attends de toi une réponse circonstanciée et non une remarque lapidaire.
AV : Là pas trop le temps d’argumenter. Ce qui est important pour moi c’est de réécrire l’histoire de l’écologie en intégrant toutes les composantes.
MS : Donc tu lances des paroles en l’air ? Voici ma propre argumentation, à toi de m’éclairer s’il en est autrement… Dans les années 1960, on ne parle pas d’écologie politique en France, c’est le mouvement associatif qui mène seul le combat environnemental. A part quelques expériences locales aux élections (début des années 1970), l’écologie politique ne devient visible qu’à partir de la présidentielle 1974. Et encore, c’est le mouvement associatif qui est maître d’œuvre. Justification : « Plutôt que de chercher à politiser l’écologie Philippe Saint-Marc, animateur du Comité de la Charte de la Nature (signée par près de 300 000 personnes), préconisait à l’époque d’écologiser les politiques en sensibilisant les différents partis aux enjeux environnementaux. Mais en novembre 1973, l’Association des Journalistes-écrivains pour la protection de la nature (AJEPN) organise un débat entre neufs délégués des partis politiques chargés des questions environnementales. D’après Jean Carlier, alors directeur du service des informations à RTL et militant de la protection de la nature et de l’environnement, « ça a été lamentable, sauf un ou deux exemples, des centristes plutôt ». À l’issue de cette réunion, Jean se dit convaincu que les partis politiques ne prendront jamais les enjeux environnementaux au sérieux, à moins d’y être contraints. Le 3 décembre 1973, lors d’une réunion du bureau de l’AJEPN, il propose de présenter un candidat écologiste aux prochaines élections présidentielles qui, selon lui, ne devraient pas tarder du fait de la détérioration de l’état de santé de Georges Pompidou. Ce sera René Dumont. » (extraits du livre de Michel Sourrouille, « L’écologie à l’épreuve du pouvoir », 2016)
AV : En 70, Survivre et vivre c’est un groupe d’écologie politique.
MS : Tu me disais auparavant que l’EP avait commencé dans les années 1960 et maintenant tu t’alignes sur moi : les années 1970. Dont acte. Notons d’abord que le mouvement de mai 1968 ne parlait pas encore d’écologie. Mais au cœur de la contestation de la guerre du Vietnam, le mouvement « Survivre » des scientifiques critiques (devenu Survivre et Vivre à l’été 1971) contribue à l’apparition d’un écologisme d’ultra-gauche. Rassemblés autour d’Alexandre Grothendieck, une poignée de mathématiciens dénonce la militarisation de la recherche et l’orientation mortifère du développement techno-scientifique. De 1971 à 1973, la revue constitue le journal écologique le plus important, atteignant un tirage de 12 500 exemplaires, avant que les éditions du Square ne lancent La Gueule ouverte et le Nouvel Observateur Le Sauvage. Il ne s’agit pas encore d’écologie politique, mais de dénonciation du système.
AV : Lebrun 1964 « la totalité de notre milieu ambiant est soumis à l’influence humaine », on est bien dans l’écologie politique dès 1964. Moscovici en 68 s’appuie sur Lebrun pour dire qu’il n’y a pas de nature naturelle.
MS : Si tu appelles cela de « l’écologie politique », j’en perds mon latin ! Le livre de Serge Moscovici en 1968 n’est qu’un « Essai sur l’histoire humaine de la nature ». Sa démarche n’est pas encore annonciatrice de l’écologie politique : « Quelles sont les racines de l’inégalité sociale, de quelle façon peut-on la combattre ? Quelle est la société la plus juste ? Voilà les demandes auxquelles on est pressé de fournir une réponse. » Son livre « De la nature, pour penser l’écologie » est seulement publié en 1976.
AV : Pas la peine d’en perdre son latin, l’écologie devient politique lorsqu’elle appelle à une profonde transformation du modèle économique et social actuel ainsi qu’à une remise à plat des relations entre l’homme et son environnement. C’est la position des Lebrun et autre Duboin dans les années 60. c’est pour cela que je parle des années 60. C’est un point de vue philosophique et je ne parle pas de ce qui se passe en dehors de la France (Jonas, etc.) Donc les prémisses de l’écologie politique sont dans les années 60, les précurseurs sont connus ce sont les Reclus et autre Thoreau, etc.
MS : Antoine, tes réponses sont significative de la tendance contemporaine à n’être d’accord sur rien par principe. Tu as déplacé le débat en parlant des prémisses de l’écologie politique. On peut certes remonter à Elysée Reclus (1830-1905), Henry David Thoreau (La désobéissance civile, 1849) ou même Gandhi (lire son autobiographie, 1925-1929). Plus explicitement précurseur de l’écologie politique, nous pensons plutôt à l’ouvrage « La planète au pillage » de Fairfield Osborn (1948). Il faut aussi citer l’ouvrage de la biologiste américaine Rachel Carson sur les ravages du DDT, « Le printemps silencieux » (1962). En France, ce sont les naturalistes qui ont été les premiers à s’inquiéter du dérèglement planétaire. Ainsi Jean Dorst, « Avant que nature meure » (1965). Le philosophe Hans JONAS (1903-1993) n’a fait éditer son livre « Le principe responsabilité » qu’en 1979, et ce n’était pas de la politique, c’était de la philosophie. Il n’y a pas là d’écologie politique au sens de politique « politicienne », c’est-à-dire par présentation à des élections. Les associations environnementales et divers écrits n’ont été que des prémices, centrés sur des constats scientifiques de la détérioration du milieu qui nous fait vivre. Le processus décisionnel porté par la politique ne vient qu’après.
Donc précisons l’origine de l’écologie politique. Dans les années 1960 et bien avant, il y a des textes et quelques actions associatives. En France, il faut attendre la présidentielle de 1974 avec la présence d’un programme explicitement écologiste porté par René Dumont. L’action écologique de terrain passe dans le jeu institutionnel. Et Alain Hervé a bien été une cheville ouvrière du passage de l’écologie médiatisée à la présence de l’écologie dans l’arène électorale comme je l’avais exprimé au début de notre échange.Notons que la structure partisane de l’écologie politique a été encore plus longue à se mettre en place. Les Verts sont issus en 1984 de la fusion de la confédération écologiste et du parti écologiste, ils ne comptaient que 1700 adhérents à la fin de 1988. L’écologie politique ne fait que commencer dans les années 1970.