Biosphere-Info, l’écologie politique en SES

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Dans BIOSPHERE-INFO ce mois-ci, nous faisons le point sur l’enseignement de SES (sciences économiques et sociales) que nous aimerions voir s’intituler PAD « préparation à un avenir durable », en d’autres termes « écologie scientifique et politique », ou plus simplement « écologie politique ». Le premier auteur à avoir employé l’expression « écologie politique » semble avoir été Bertrand de Jouvenel en 1957 lors d’une conférence : « l’instruction économique devrait toujours être précédée d’une introduction écologique ».

1/5) l’avenir des SES, devenir écologie scientifique et politique (ESP)

L’éducation à l’écologie manque cruellement pendant la vie scolaire. Voici par exemple le point de vue de la climatologue Valérie Masson-Delmotte : « Le temps consacré à l’enseignement en relation avec les deux enjeux vitaux à l’échelle planétaire, l’effondrement de la biodiversité et le changement climatique, apparaît très insuffisant au collège comme au lycée. »

Les SES souffrent de trois défauts structurels. Le premier est de séparer trop ostensiblement enseignement économique et sociologique, ce qui recrée une spécialisation interne dommageable à l’apprentissage d’une perspective globale par les lycéens. Le deuxième est de ne considérer textuellement que l’économique et le social, oubliant l’importance de l’écologie dans un monde dont on a outrepassé les limites. Enfin, ces dernières années, l’orientation des SES était croissanciste, occultant le fait que l’activité économique est non seulement cyclique, mais proche d’un cataclysme civilisationnel. En l’absence de pétrole, on connaîtra une récession brutale par effondrement du PIB. En brûlant encore plus de pétrole, les perturbations climatiques deviendront insupportables.

Rêvons à une profonde mutation des SES qui appliquerait les propos  de Bertrand de Jouvenel (Arcadie, essai sur le mieux vivre, 1968) : « J.B. Say avait raison de noter qu’Adam Smith s’égare lorsqu’il attribue une influence gigantesque à la division du travail, ou plutôt à la séparation des occupations ; non que cette influence soit nulle, ni même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont pas dues à la nature du travail : on les doit à l’usage qu’on fait des forces de la nature (…) Une autre manière de penser, c’est de transformer l’économie politique en écologie politique ; je veux dire que les flux retracés et mesurés par l’économiste doivent être reconnus comme dérivations entées sur les circuits de la Nature (…) L’infrastructure construite de main d’homme est elle-même superstructure relativement à l’infrastructure par nous trouvée, celle des ressources et circuits de la Nature. »

2/5) Origine et évolution des SES

Rappelons que l’enseignement des sciences économiques et sociales est né en 1965 pour les secondes, avec un programme plutôt « techniques économiques ». En juin 1968 c’est le premier bac B, ancêtre du bac ES. Le baccalauréat « B » devient réellement économique et social à compter de la session 1969. Ce bac pouvait déboucher au niveau universitaire sur des études de sciences économiques, de sociologie, de droit, de science politique, d’administration économique et sociale, de gestion, d’histoire et géographie, etc. Il s’agissait donc d’une filière transdisciplinaire qui devait dynamiter les corporatismes des enseignants, chacun étant recroquevillé derrière sa « discipline ». C’était révolutionnaire. Apprendre aux lycéens à penser globalement, connaître Marx et Malthus, mélanger allègrement l’économique et le social, étudier les idéologies dominantes et pouvoir en débattre avec les élèves, tout cela était insupportable pour l’oligarchie dominante qui a tenté d’éliminer plusieurs fois la filière SES ; par exemple en essayant de la noyer dans l’histoire-géo ou la gestion économique (cf.notre annexe). Les épreuves du premier Capes de Sciences Economiques et Sociales sont passées en décembre 1969.

La création de ce bac, qui s’ajoutait aux bac philosophie, mathématique et sciences expérimentales, fut le fruit d’une longue controverse entre des normaliens ouverts sur les réalités globales du monde contemporain et les Inspecteurs Généraux de l’Enseignement Technique. On peut en résumer ainsi la finalité : « Conduire à l’intelligence des économies et sociétés d’aujourd’hui et intégrer cette acquisition à la formation générale des élèves. » Il est donc normal que cette matière évolue en même temps que la société. Le programme était centré à l’origine sur un monde séparé en trois blocs, les pays capitalistes développés, les pays socialistes et les pays du  Tiers Monde. Le choc pétrolier de 1973 a introduit un chapitre sur « la crise ». Ce qui fait que le programme est devenu au début des années 1980 « étude de la croissance et des crises tant dans les pays industrialisés que dans les économies socialistes et le Tiers Monde ». Avec le contre-choc pétrolier de 1986, le ton devient plus neutre en 1987 : « Les transformations économiques et sociales. » Le Tiers Monde devient comme par magie « pays en voie de développement ». Mais le terme croissance n’apparaît pas, sauf dans la dénomination « croissance des entreprises ». On s’en tient encore aux crises, leurs différents aspects, les politiques de lutte contre la crise. C’est seulement en 1995-1996 qu’il y a un premier basculement. Un pan du programme s’intitule « les facteurs économiques de la croissance et du développement, mais on conserve encore un chapitre « Crises, régulation et dynamique du développement ».

C’est en 1999 que la notion de crise disparaît avec un nouveau programme restructuré autour de ce questionnement économique : Travail et emploi… Investissement, capital et progrès technique… Ouverture internationale et mondialisation. On s’interroge sur les relations entre croissance, développement et changement social, exit l’existence possible d’une crise. On a complètement oublié qu’en 1972 un rapport bien documenté avait statistiquement démontré les limites de la croissance. Vingt ans après, en 2003, le tiers du programme est consacré à l’accumulation du capital et l’organisation du travail en lien bien sûr avec la croissance économique. Dans l’index des manuels, le mot crise n’apparaît plus, sauf sous des forme particulières comme « crise de l’Etat-providence ». La notion de cycle économique a aussi disparu corps et bien alors que c’était autrefois un élément fondamental de l’enseignement. Les sujets de bac sont tous centrés sur la notion de croissance. C’est pourquoi le programme en application pour 2012-2013 constituait un véritable bouleversement. La partie Sciences économiques s’intitule « Croissance, fluctuations et crise ». Après « les sources de la croissance », on s’interroge « Comment expliquer l’instabilité de la croissance ». Les notions de dépression et déflation sont explicitement au programme. Dans Economie et développement durable, les deux sous-titres abordent la question écologique : La croissance économique est-elle compatible avec la préservation de l’environnement ? Quels instruments économiques pour la politique climatique ? Un manuel va encore plus loin avec la présentation du courant décroissant… Un autre manuel donne par exemple comme sujet possible de dissertation : « La recherche d’un développement durable implique-t-elle l’arrêt de la croissance ? » Mais cela reste marginal.

3/5) Une matière ouverte devenue discipline

Dans le champ du savoir on assiste à la coexistence entre une science économique unifiée autour de son noyau épistémique (business as usual) et un pullulement d’écoles dans les disciplines sociales. Bien plus grave, les SES sont étroitement délimitées par leur dénomination même. Insister sur les domaines économiques et sociologiques fait oublier le pilier principal de toute réflexion complète : l’écologie, l’environnement, la nature, la biosphère. Les SES occultent le fait que tout ce qui peut circuler entre les humains a déjà une origine naturelle et sera rejeté dans « l’environnement ».

Il s’agissait pour les premiers enseignants, souvent militants, de remettre en question la notion de croissance économique et celle de progrès technique, le rapport au Club de Rome sur les limites de la croissance et le premier sommet de la Terre datent de 1972. Il s’agit par la suite de déconstruire l’oxymore « développement durable », croissance « verte » ou voiture « propre ». C’est pourquoi les professeurs de SES font normalement de la politique ! Il n’y a jamais neutralité de l’enseignement, il y a toujours un message revendiqué. Pour ou contre, tout enseignement a par définition un objectif politique : il justifie l’existant ou bien il en dévoile les failles. Dans l’optique des programmes officiels, il faudrait s’en tenir à soutenir les structures socio-économiques actuelles. Si les SES ont été à l’origine une matière qui permettait aux élèves de s’affronter au monde moderne et d’en discuter les bases, c’est devenu progressivement une discipline comme les autres, avec ses recettes et ses habitudes, nourrissant un corps de spécialistes imbus de leur spécialité. Autrefois l’inspection recommandait les tables en fer à cheval pour laisser la parole se diffuser dans la classe. Aujourd’hui peu d’enseignants laissent la parole aux élèves. J’ai honte de voir ce qu’on a fait de la matière SES, un exercice soi-disant de réflexion qui a abandonné la nécessité de peser dialectiquement le pour et le contre des faits de société.

Les « sciences » » économiques et sociales sont hors sol. Elles continuent en 2019 de se tourner vers les Trente Glorieuses : croissance et croissance, relance keynésienne ou flexibilité, rien ou presque sur la crise profonde qui ne fait que commencer. Aucune prise en compte d’une planète dévastée  : réchauffement climatique, pic pétrolier, raréfaction des matières premières, stress hydrique, pénurie halieutique, etc. Les articles du « Monde » choisis par Claude Garcia pour décrocher une bonne note en sciences éco ne vont pas aider à résoudre nos multiples problèmes. Nos jeunes qui font la grève du climat en disant qu’aller au lycée ne sert plus à rien vu l’avenir qu’on leur réserve ont de bonnes raisons de manifester.

4/5) L’évolution des sujets de bac

Rappelons qu’on ne peut pas être un bon économiste si on n’est pas d’abord un bon écologiste. Nous sommes très loin de cette approche aujourd’hui. Voici notre analyse des sujets de l’épreuve SES du bac (20 juin 2019) :

Le sujet de dissertation, « L’école est-elle le seul déterminant de la mobilité sociale ? », reste un sujet de sociologie voulant ignorer les mécanismes de la reproduction sociale. Il n’ouvre certes pas sur la problématique des migrants climatiques et ne dit rien du blocage de l’ascenseur social. Les autres sujets donnent de l’économie une image hors sol. Le sujet de raisonnement de l’épreuve composée fait l’impasse sur les dysfonctionnements flagrants de la mondialisation : « À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que les firmes multinationales cherchent à améliorer leur compétitivité par des stratégies de localisation ». Les sujets de spécialité « Economie approfondie » sont de la même manière formulés pour éliminer toute analyse critique.  Sujet A : Comment peut-on expliquer le processus de globalisation financière ? ; Sujet B : Montrez par quelle stratégies les entreprises peuvent exercer un pouvoir de marché. Les « sciences » » économiques et sociales continuent de promouvoir l’idéologie libérale : marché et financiarisation, mondialisation et compétitivité, aucun recul sur un système sans avenir puisque la planète est dévastée.

Rappelons qu’après le premier choc pétrolier de 1973, le bac SES insistait sur les limites de la croissance : « On découvre seulement aujourd’hui que la prospérité de l’Occident était en partie fondée sur l’énergie à bon marché et sur la croyance aveugle que cette situation pourrait durer indéfiniment. Après avoir apprécié les conséquences de la « crise du pétrole » sur la croissance de ces économies, vous montrerez que le problème de l’énergie et des matières premières est de nature à transformer les rapports existants entre les économies développées occidentales et les pays « en voie de développement (Toulouse 1974) ». Ainsi cet autre sujet posé à Rennes en 1975 :  « La poursuite de la croissance, telle que l’ont connue depuis la deuxième guerre mondiale les économies capitalistes développées, semble poser de plus en plus de problèmes. Vous présenterez la crise actuelle et ses mécanismes et vous tenterez de déterminer dans quelle mesure et pour quelles raisons un changement d’orientation parait devoir s’imposer. »

Nous sommes en 2019, nous n’avons écouté aucune des analyses qui nous incitait à modifier notre mode de vie. C’est pourquoi la collapsologie est devenue une expression à la mode…

5/5) Annexe : Depuis sa création au début des années 1970, les SES ont été critiqué

En voici un récapitulatif grâce à notre blog biosphere:

19 août 2018 / un enseignement économique et social (SES) aux ordres

15 avril 2018 / SES, l’avenir de l’écologie passera par le baccalauréat

30 janvier 2017 / L’idéologie du marché, compatible avec l’écologie ?

8 février 2011 / supprimons les SES des programmes scolaires

30 janvier 2010 / enseigner l’écologie ou les SES ?

6 juillet 2008 / quelle objectivité ? (dans les manuels de SES)

4 juillet 2008 / LeMonde contre les SES

18 juin 2008 / le bac SES a 41 ans

13 juillet 2007 / Terminale SES, Parlons ensemble de décroissance !

2 réflexions sur “Biosphere-Info, l’écologie politique en SES”

  1. Je suis étonné que ce problème vital préoccupe si peu.Il est vrai que notre espèce a toujours aimé la guerre,problème vital aussi.
    Nous sommes suicidaires ! L’histoire le montre,tant pis.

  2. La question centrale est quelque fois abordée, pour être aussitôt oubliée : Quelle est le rôle de l’école ?
    Former (formater) les jeunes (et des moins jeunes), en faire de bons producteurs-cons-ommateurs, bien dociles … ou bien des individus capables de penser (juger), autrement dit des individus libres, de véritables citoyens ?
    Dans le premier cas on part de l’idée (optimiste) qu’à tout problème il y a une solution, et que « quand il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème ». On reste évidemment dans le cadre actuel, qu’il soit de pensée ou économique (Le Système). Ce Système qu’il revient alors d’adapter en permanence, étant donné que tout évolue. Pour couronner le tout on explique que c’est ça le « pragmatisme ». On s’appliquera alors à enfoncer dans les petites têtes ces idées qui ont pourtant fait leur temps (le sacro-saint Progrès, appelé aussi « Développement », le « Business as usual », le « TINA », la compétition etc.) Tout ça passant évidemment par la sacro-sainte Croissance, repeinte en vert à l’occasion.
    Dans le second cas on part de l’idée (pessimiste, réaliste, catastrophiste… comme vous voulez) que depuis trop longtemps nous faisons fausse route. Et qu’il convient alors de changer de cap. Oui mais voilà, pour aller où ? Et c’est là qu’intervient l’UTOPIE, qui ne peut retrouver son véritable sens qu’à partir où on aura « décolonisé les imaginaires ».

    En attendant, nous sommes face à un dilemme, il nous faudrait choisir entre la devise « plus ça rate et plus on a de chances de réussir », si ce n’est « je pompe donc je suis » , et l’autre devise qui dit « quand on ne sait pas où on va il faut y aller et le plus vite possible » (Shadoks). Nous sommes bien dans un cercle vicieux, une situation dont on ne peut se sortir, du moins sans trop de bobo.
    Oui mais voilà, encore une fois … comment dire ça aux jeunes (et aux moins jeunes) et comment le leur faire comprendre ? Regardons ne serait-ce que notre chère Greta, ou notre cher Nicolas, dans quel état ils se mettent avec ça 🙂

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