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Avant que nature meure de Jean DORST (1965)
Cet ouvrage est pour ainsi dire le premier en langue française à défendre la Nature contre l’emprise démesurée de l’homme. Il est édité juste après le livre de Rachel Carson, « Le printemps silencieux (1963) », mais bien avant le rapport du Club de Rome (1972, Limits to growth) et le premier sommet de la Terre (1972).
« Le livre auquel je tiens sans doute plus que nul autre » écrivait Jean Dorst dans une dédicace à sa femme de son livre paru en 1965. Il était nécessaire de le rééditer, ce qui fut fait en 2012 avec la collaboration de l’éditeur Delachaux et Niestlé et du Muséum national d’Histoire naturelle. Jean Dorst était un ornithologue de valeur internationale, titulaire au Muséum d’une chaire où les recherches scientifiques sur les Mammifère et les Oiseaux ont toujours été accompagné d’un souci profond de leur protection. Il s’est aussi exprimé sans ambages sur la gravité d’une explosion démographique à laquelle bien des pays sont aujourd’hui exposés. A propos de la pullulation urbaine, Dorst écrivait : « Une conséquence de ce développement monstrueux des villes a été de leur faire perdre leur âme. On pourrait ajouter que la politique de surnatalité aurait pour effet d’entraîner la France vers la situation des pays sous-développés, alors que certains en attendent l’inverse. » Voici quelques extraits significatifs :
1/5) Le déséquilibre du monde moderne (avant-propos de Jean Dorst, le 23 mars 1964)
Conservation de la nature et exploitation rationnelle de ses ressources, opposition qui remonte dans son essence même à l’apparition de l’homme sur la terre. En fait, si l’on envisage l’histoire du globe, l’apparition de l’homme prend aux yeux des biologistes la même signification que les grands cataclysmes à l’échelle du temps géologique. A l’époque contemporaine la situation atteint un niveau de gravité inégalé. Tous les phénomènes auxquels l’homme est mêlé se déroulent à une vitesse accélérée et à un rythme qui les rend presque incontrôlables. L’homme dilapide d’un cœur léger les ressources non renouvelables, ce qui risque de provoquer la ruine de la civilisation actuelle. Les ressources renouvelables, celles que nous tirons du monde vivant, sont gaspillées avec une prodigalité déconcertante. Il manifeste un véritable culte à l’égard de la technique que nous croyons dorénavant capable de résoudre tous nos problèmes sans le secours du milieu dans lequel ont vécu des générations nombreuses. Beaucoup de nos contemporains estiment de ce fait qu’ils sont en droit de couper les ponts avec le passé. Le vieux pacte qui unissait l’homme à la nature a été brisé. Loin de nous l’idée de préconiser un retour en arrière, au stade de la cueillette dont se sont contentés nos lointains ancêtres du Paléolithique. Nous sommes néanmoins en droit de nous interroger sur la valeur universelle d’une civilisation technique appliquant aux esprits et à la matière des lois dont le bien-fondé n’a été vérifié que dans des cas particuliers. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que l’homme dépense de plus en plus de son énergie et de ses ressources pour se protéger contre ses propres activités et contre leurs effets pernicieux, à se protéger contre lui-même au fond ; l’Homo sapiens a besoin d’être protégé contre l’Homo faber.
Chacun d’entre nous a eu parfois l’impression d’avoir sa place dans un train emballé dont il ne pouvait plus descendre. Nous ne savons où il nous mène. Peut-être vers un grand bien-être ; mais plus vraisemblablement dans une impasse, voire à une catastrophe. L’homme a imprudemment joué à l’apprenti sorcier et mis en marche des processus dont il n’est plus le maître. En dépit de la foi que professent la plupart de nos contemporains en une civilisation mécanique, l’homme continue de dépendre étroitement des ressources renouvelables et avant tout de la productivité primaire, la photosynthèse en étant le stade premier. L’homme peut se passer de tout, sauf de manger . L’homme doit respecter un certain équilibre et se soumettre à certaines lois écologiques qui font véritablement partie de la constitution de la matière vivante elle-même.
Theodore Roosevelt disait en 1908 lors de la Conference on the Conservation of Natural Resources : « Nous nous sommes enrichis de l’utilisation prodige de nos ressources na truelles. Mais le temps et venu d’envisager sérieusement ce qui arrivera quand nos forêts ne seront plus, quand le charbon, le fer et le pétrole seront épuisés, quand le sol aura encore été appauvri et lessivé vers les fleuves… »
2/5) L’explosion démographique
Le Seigneur a dit : « croissez et multipliez… » – Oui, mais il n’a pas dit par combien ! Si on voulait caractériser le XXe siècle par un phénomène unique, ce ne serait pas par la découverte d’innombrables perfectionnements techniques, ni même par la fusion nucléaire, mais bien plus par l’explosion démographique aux conséquences incalculables. Quand on a présent à l’esprit l’accroissement démographique selon une progression géométrique, on ne peut que nourrir de sombres inquiétudes sur le destin de l’humanité. Il a fallu 600 000 ans pour que l’humanité atteigne un effectif de 3 milliards (en 1965) ; si la tendance actuelle se poursuit, il suffira de 35 ans pour que ce chiffre soit doublé (ndlr : 6,1 milliard ont été effectivement atteint en 2000). Pour le naturaliste, ce phénomène a les caractéristiques d’une véritable pullulation. Comme l’a souligné un rapport des Nations unies en 1958, si le rythme actuel d’accroissement se poursuivait pendant encore 600 ans, le nombre d’êtres humains serait tel que chacun n’aurait plus qu’un mètre carré de surface à sa disposition. Autant dire que c’est là un événement qui n’aura pas lieu. Quelque chose se passera pour arrêter cette prolifération intempestive ; souhaitons que ce ne soit pas une catastrophe à l’échelle de la planète. Peu d’entre nous ont conscience du problème de la surpopulation du fait de sa nouveauté et de tout l’obscurantisme qui en masque la gravité. D’ardents zélateurs continuent à prôner la famille nombreuse. La Suisse oublieuse de la peine qu’elle eut à nourrir ses enfants de 1940 à 1945, a explosé de joie imbécile en 1964 lorsqu’elle apprit qu’était né son cinq millionième citoyen ! Et pendant ce temps, les peuples dits sous-développés continuent de se développer à une vitesse plutôt digne de Lapins que d’êtres doués de raison.
Il faut constater que l’augmentation massive et accélérée des humains finit par rendre le problème de leur subsistance absurde ; les ressources alimentaires ne pourront jamais suivre cette progression et tôt ou tard se produira un décrochement. Nous sommes parfaitement conscients que les rendements agricoles ont été considérablement augmentés depuis les première ères de l’humanité. Le chasseur paléolithique avait besoin de 10 km² pour se nourrir ; le pasteur néolithique 10 hectares ; le paysan médiéval 2/3 d’ha de terre arable ; le cultivateur japonais peut se sustenter maintenant avec 1/16 d’hectare. Mais tout se passe comme si la quantité de nourriture et celle des multiples produits que l’homme demande à la terre essayaient de rattraper leur retard sur les effectifs de consommateurs, sans jamais y parvenir. Il faut aussi tenir compte du fait que les difficultés de répartition des denrées et les inégalités de ressources entre les différentes fractions de population ne disparaîtront pas facilement, sans doute jamais. Même si chaque homme était assuré d’une ration suffisante, il est néanmoins plus agréable de ne pas être obligé de manger debout ! Aussi est-il sage que chacune des fractions de l’humanité proportionne son expansion démographique à ses ressources propres.
L’humanité, envisagée comme une population animale, a réussi à se débarrasser de la plupart des freins à sa prolifération au risque non négligeable de multiplier les maladies héréditaires, autrefois éliminées en plus grande proportion par la sélection naturelle. On a parfois tenté de se poser la question : faut-il condamner Pasteur en raison de ses découvertes ? Certes non. Mais l’homme se doit de trouver dans les plus brefs délais, un moyen de contrôler une prolificité exagérée, véritable génocide à l’échelle de la planète. Un premier moyen de régulation est l’émigration. Or cela n’est plus guère possible à l’heure actuelle car toute la planète est strictement compartimentée et coupée de barrières. Un deuxième procédé est l’augmentation du taux de mortalité. Certaines sociétés primitives éliminent les vieillards, tandis que d’autres préconisent l’infanticide. C’est impossible à envisager dans le cas de l’humanité évoluée. Le troisième procédé consiste à une diminution du taux de natalité. Aucune religion, aucune morale et aucun préjugé ne doivent nous en empêcher. Le jour où les peuples se jetteront les uns contre les autres, poussés par des motifs en définitive écologiques, cela serait-il plus hautement moral que d’avoir maintenu les populations humaines en harmonie avec leur milieu ?
3/5) L’homme contre la nature
Une large partie du globe demeurait pratiquement intacte à l’époque des grandes découvertes. L’équilibre primitif se trouve compromis dès que l’homme dispose de moyens techniques quelques peu perfectionnée et dès que la densité de ses populations dépasse un certain seuil. Au cours de l’expansion accélérée des peuples européens à travers le globe, des vagues d’hommes se succédèrent à la conquête des richesses mondiales, exploitant à outrance les terres demeurées vierges ou presque. Si la destruction quasi totale du bison est sans nul doute l’épisode le plus tragique de toute l’histoire des rapports de l’homme avec la faune dans le Nouveau Monde, elle ne fut hélas pas la seule.
La survie et la prospérité de l’ensemble des communautés biotiques terrestres dépendent en définitive de la mince strate qui forme la couche la plus superficielle des terres. Il existe une érosion accélérée consécutive à une mauvaise gestion du sol dont l’homme est l’unique responsable. La morphogenèse anthropique affecte gravement la fertilité par perte de substances et par transformation de la structure physique, chimique et biologique des sols. L’homme a même empiété sur des terres marginales, sans vocation agricole, et dont l’équilibre ne peut être assuré que par le maintien des biocénoses naturelles. Il y a eu déboisement, perturbations dans le régime des fleuves, destruction des habitats aquatiques, abus des insecticides, déchets de la civilisation technique à l’assaut de la planète, pollution des mers et de l’atmosphère, pollution radioactive, pillage des ressources des mers…
La nature ne sert à rien, disent les technocrates actuels. Bien plus elle nous gêne en prenant la place de nos cultures, en hébergeant des parasites et en nous empêchant de faire régner partout la loi de l’homme, basée sur la rentabilité commerciale. L’extension des villes se fait souvent au détriment d’excellentes terres agricoles. Aucune des grandes agglomérations ne peut, et ne pourra jamais plus constituer une communauté humaine. La vie des citadins est devenue une vie en commun, puis une existence concentrationnaire. Les hommes ont dorénavant à choisir entre un encasernement dans des « boîtes à loger » ou l’hébergement dans de petites maisons individuelles implantées de plus en plus loin de leur lieu de travail. L’énergie dilapidée en pure perte dépasse toute évaluation. Même si l’homme arrive à se sustenter, les problèmes psychologiques posés par son grouillement demeureront entiers. Le bien-être matériel de l’humanité, mais aussi sa dignité et sa culture, sont compromis dans leurs fondements.
Une confiance aveugle en notre technicité nous a poussés à détruire volontairement tout ce qui est encore sauvage dans le monde, et à convertir tous les hommes au même culte de la mécanique. Notre ambition est de faire des Pygmées et des Papous des adeptes de notre civilisation « occidentale », convaincus que la seule manière de concevoir la vie est celle des habitants de Chicago, de Moscou ou de Paris. Les historiens du futur décriront peut-être la civilisation technique du XXe siècle comme un cancer monstrueux qui a failli entraîner l’humanité à sa perte totale. L’homme est apparu comme un ver dans un fruit, comme une mite dans une balle de laine, il a rongé son habitat en sécrétant des théories pour justifier son action. Et si l’homme s’était trompé ? Et si la confiance dans les nouveaux jouets qu’il s’est donné était mal placée ? La civilisation que nous sommes en train de créer, en supprimant tout ce qui faisait le contexte de notre vie jusqu’à présent, est peut-être une impasse. Les historiens du futur décriront alors la civilisation technique du XXe siècle comme un cancer monstrueux.
4/5) Vers une réconciliation de l’homme et de la planète
Même si l’homme décide de suivre aveuglément les bergers modernes, il a le devoir de prendre une assurance et de ne pas rompre tous les liens avec le milieu dans lequel il est né. Certains philosophes ne craignent pas d’affirmer que l’humanité fait fausse route. S’il ne nous appartient pas de les suivre, nous pouvons néanmoins affirmer avec tous les biologistes que l’homme a fait une erreur capitale en croyant pouvoir s’isoler de la nature et ne plus respecter certaines lois de portée générale. Il y a depuis longtemps divorce entre l’homme et son milieu. Il convient, même si cela coûte à notre orgueil, de signer un nouveau pacte avec la nature nous permettant de vivre en harmonie avec elle.Il faut chasser de notre esprit les concepts selon lesquels la seule manière de tirer profit de la surface du globe est une transformation complète des habitats et le remplacement des espèces sauvages par quelques végétaux et animaux domestiques. La conservation de la nature sauvage doit être défendue par d’autres arguments que la raison et notre intérêt immédiat. Un homme digne de la condition humaine n’a pas à envisager uniquement le côté utilitariste des choses. Le Parthénon ne sert à rien, Notre-Dame de Paris est complément inutile, en tout cas mal placé. On demeure confondu devant la négligence des technocrates qui laissent subsister des monuments aussi désuets et anachroniques alors qu’on pourrait faciliter la circulation et aménager des parkings. L’homme pourrait refaire dix fois le Parthénon, mais il ne pourra jamais recréer un seul canyon, façonné par des millénaires d’érosion patiente, ou reconstituer les innombrables animaux des savanes africaines, issues d’une évolution qui a déroulé ses méandres sinueux au cours de millions d’années, avant que l’homme ne commence à poindre dans un obscur phylum de Primates minuscules. Il faut avant tout que l’homme se persuade qu’il n’a pas le droit moral de mener une espèce animale ou végétale à son extinction, sous prétexte qu’elle ne sert à rien. Un humble végétal, un insecte minuscule, contiennent plus de splendeurs et de mystères que la plus merveilleuse de nos constructions.
Quelle que soit la position métaphysique adoptée et la place accordée à l’espèce humaine, l’homme n’a pas le droit de détruire les autres espèces. Nous n’avons pas le droit d’exterminer ce que nous n’avons pas créé. L’homme a assez de raisons objectives pour s’attacher à la sauvegarde du monde sauvage. Mais elle ne sera préservée que si ‘homme lui manifeste un peu d’amour. La nature ne doit pas être préservée uniquement parce qu’elle est la meilleure sauvegarde de l’humanité mais parce qu’elle est belle. La nature ne sera en définitive sauvée que par notre cœur.
5/5) Robert Barbault, une actualisation en 2012 du livre de 1965
Où en est-on vraiment, près de cinquante ans après la parution d’ « Avant que nature meure » de Jean Dorst ? Son objectif premier était d’attirer l’attention sur ce que l’on appelle aujourd’hui la sixième extinction en masse des espèces. L’effondrement annoncé est toujours d’actualité. Engagée par la Convention sur la diversité biologique ratifiée après le sommet planétaire de Rio de Janeiro en 1992, les délégations rassemblée en 2002 au sommet de Johannesburg s’engagèrent à freiner l’érosion de la biodiversité à l’horizon 2010. L’échéance est passée et le bilan est décevant. Jean Dorst expliquait très bien dans son essai l’articulation que présente les milieux naturels entre, d’une part, la dynamique des activités humaines et, d’autre part, l’évolution des effectifs de plantes et d’animaux : disparition, fragmentation ou transformation des habitats ; surexploitation des populations d’espèces sauvages ; pollutions ; espèces introduites qui deviennent envahissantes. La prise de conscience du changement climatique et de ses conséquences sur la biodiversité est postérieure à la parution de son livre. Pourquoi les menaces n’ont-elles pas fléchies. Parce que nous sommes une espèce qui a particulièrement réussi. Un succès qui s’exprime à travers une croissance démographique impressionnante, l’appropriation totale de la planète et de ses ressources, des développements scientifiques et techniques qui semblent sasn limites. Et comme la Terre a des limites, il y a problème ! C’est ce que Jean Dorst appelait « le déséquilibre du monde moderne ».
Son diagnostic peut s’énoncer comme suit : le problème majeur entre humains et non-humains est de l’ordre d’une concurrence pour l’espace – et les ressources que celui-ci renferme. L’aménagement du territoire doit inclure les besoins de la nature, puisque ce sont aussi les nôtres. Cela suppose que nous ménagions la Terre. Cela suppose une gestion complexe d’espaces diversifiés. Dans une telle conception, l’homme n’est pas extérieur à la nature, il en fait partie. Il s’agit de passer de l’artificialisation complète de la nature à l’inscription des systèmes de production dans le cadre des écosystèmes locaux ; de renoncer à la spécialisation avec standardisation des cultivars ; de ne spa chercher l’éradication des maladies et ravageurs potentiels mais plutôt une gestion de la diversité. En promouvant les relations de marché, les économistes sapent la réciprocité, l’altruisme et l’obligation mutuelle, et de ce fait la nécessité de la communauté. Il faut rappeler que la valeur économique de toute chose ne nous dit rien sur la valeur intrinsèque de ladite chose.
Et si, depuis l’essai de Jean Dorst, l’évolution la plus importante était l’émergence dans les années 1970 d’un nouveau courant philosophique, l’éthique environnementale ? On retrouvait déjà sous sa plume tous les ingrédients susceptibles de nourrir une telle pensée écologique.
(Pour que nature vive)
(Delachaux et Niestlé 1965 – réédition 2012)