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Yves Cochet a rédigé le 1er chapitre d‘un livre collectif, « Gouverner la décroissance ». Voici un résumé de son propos suivi par trois éléments déterminants d’un avenir aussi prévisible que difficilement maîtrisable.
1/4) l’Effondrement global avant 2030, une prévision de Cochet
« L’effondrement concerne la planète entière, États et instituions internationales compris. Aucun État ne peut alors compter sur ses voisins ou amis pour lui venir en aide, tant la situation globale et la situation de chacun s’est dégradées. La vitesse de cet effondrement est fonction de la vitesse de désintégration la plus rapide d’un de ses sous-systèmes cruciaux, par exemple le système financier et bancaire, puis, par contagion et rétroactions positives, des vitesses d’effondrement des autres systèmes cruciaux, fourniture d’énergie et d’alimentation, flux des échanges commerciaux, systèmes de communication. La situation générale du monde sera tellement détériorée que des services aujourd’hui banals tel que l’usage de l’électricité ou la mobilité automobile ne seront plus envisageables. Les survivants à l’effondrement auront subi le plus grand traumatisme de leur vie, le plus grand traumatisme de l’histoire humaine, la mort par centaines de millions de personnes dont ils auront eu connaissance avant que s’éteignent les communications électroniques. Un exemple historique de grande ampleur est comparable, la peste noire en Europe (1347-1352). près de 50 % de la population européenne, soit environ 25 millions de personnes, moururent.
De même qu’en 1935, nul en pouvait imaginer ce qui se passerait jusqu’en 1945, de même aujourd’hui il est malaisé de penser à l’effondrement imminent de la société mondialisée contemporaine. Cet évitement est paradoxalement ce qui aggravera effondrement lui-même lorsqu’il adviendra, faute de préparation collective à cette échéance fatale. Au vu de la situation actuelle, j’anticipe un effondrement proche et rapide, avant 2030. Comment les humains vont-ils interagir en l’absence d’institutions. Nous savons déjà que l’espèce humaine est la seule qui exhibe depuis des millénaires une propension à la violence endogène ; les guerres, massacres et gestes épouvantables sont suffisamment fréquents pour que nous n’y insistions pas, sauf à dire que les prétendus « progrès » technologiques du XXe siècle ont montré une capacité extrême de s’entre-tuer, dont Alexandre le Grand ou Napoléon ne pouvaient pas imaginer l’outrance.
Soit une petite société locale qui dure encore cinq ans après l’effondrement. Quelles sont les conditions sociales nécessaires à cette durabilité ? La modération dans les inégalités économiques et dans les consommations individuelles devra être compensée par des dépenses festives collectives, indispensables à la cohésion sociale et à l’arrachement à la pure survie biologique. Certaines formes de démocratie participative seront mises en place pour assurer la continuité politique de la communauté. Dans une société restreinte comme celle-là, la maîtrise de la violence endogène ne pourrait pas être garantie par une police professionnelle légalement instituée. En effet, l’envie de domination qui peut habiter les policiers professionnels lorsqu’ils voient les biens des autres citoyens pourrait s’exacerber en une violence prédatrice à l’exemple des pouvoirs discrétionnaires de la police dans les États dictatoriaux. »
24)/ Biorégions pour le futur, instituer la résilience locale
Julie Celnik, Biorégion de Cascadia, territoire de la décroissance
Le biorégionalisme est un courant de pensée qui repose sur l’idée d’une réorganisation de la société à l’échelle d’un territoire défini par des frontières naturelles, appelé biorégion. C’est notamment le cas de la biorégion de Cascadia, située sur la côte pacifique, à cheval sur les États-Unis et le Canada. Le terme Cascadia vient du nom de la chaîne des Cascades, qui s’étend du Canada jusqu’au nord de la Californie. Une revendication indépendantiste est portée par une certains nombre de Cascadiens, un parti politique fut officiellement créé dans ce but en 2011. Des groupes plus informels promeuvent l’idée (essentiellement sur Internet) d’une Republic of Cascadia, reposant sur une confédération coopérative et biorégionale. La mobilisation citoyenne en Cascadia s’oppose notamment à des projets d’extractions d’énergies fossiles. La ré-habitation repose sur une relation d’interdépendances avec l’écosystème de la biorégion qui implique l’apprentissage du vivre-sur-place. Autrement dit il s’agit d’adopter un mode de vie et de consommation (eau, nourriture, énergie, habitat) autosuffisant à l’échelle d’une biorégion, tout en perturbant le moins possible l’écosystème local. Par ailleurs l’autonomie politique constitue un principe important, la démocratie directe y joue un grand rôle. Différentes actions sont menées, allant de la pétition à la désobéissance civile non violente, en passant par le lobbying auprès des décideurs politiques. La Cascadia est probablement la région la plus verte d’Amérique du Nord, ce qui est dû à la fois à des politiques volontaristes de transition énergétique, à des citoyens conscients des enjeux écologique et mobilisés, mais surtout à une conscience du lieu très forte. Dans l’imaginaire collectif, cette région possède une identité propre, en termes à la fois de paysages naturels et de culture commune, mais les institutions de cette biorégion restent pour la plupart à inventer, à officialiser.
Le projet biorégionaliste se rapproche fortement du mouvement des Transition Towns britanniques, qui met l’accent sur des actions multiples à l’échelle communale : potagers urbains, gestion des déchets, production d’énergies renouvelables. Pour le mouvement de la transition, il s’agit avant tout de préparer chaque communauté locale à l’après pic pétrolier et à l’ère d’une frugalité énergétique contrainte.
Benoît Thévard, entre utopies et catastrophes, instituer la résilience locale
C’est à l’État de jouer un rôle protecteur permettant aux territoire qui le composent d’envisager une transition écologique et pacifique. L’État doit pas ailleurs assurer une péréquation territoriale car la diversité topographique, démographique climatique et économique n’est pas favorable à une totale autosuffisance locale. Cet État doit également fixer des objectifs contraignants pour les collectivités territoriales (pourcentage d’autosuffisance, d’agriculture biologique, etc.). La création d’une agence de relocalisation permettrait de réunir et accompagner les dynamiques au niveau local, car relocaliser signifie construire à contre-courant du processus de globalisation.
3/4) Le rationnement, outil convivial (selon Mathilde Szuba)
La surproduction industrielle d’un service a des effets seconds aussi catastrophiques et destructeurs que la surproduction d’un bien. Par conséquent des limites assignables à la croissance doivent concerner les biens et les services produits industriellement. Plusieurs propositions ont été faites pour organiser un rationnement de l’énergie instauré dans un but écologique. Par exemple la carte carbone a été portée par le gouvernement de Tony Blair au cours des années 2000 et figure encore au programme du Green Party. Ce rationnement vise à la fois la protection de la planète et l’anticipation du pic pétrolier. Face à la pénurie qui s’annonce, il est difficile d’imaginer que l’on puisse se passer d’institutions plus ou moins centralisées pour organiser la coordination des efforts individuels d’auto-limitation et une répartition équitable et soutenable des ressources disponibles. Cet enjeu climatique et énergétique conduit directement à une politique de quotas individuels de carbone.
Les limites à l’exploitation des ressources annuelles sont définies en fonction des objectifs climatiques souscrits par le pays. Un budget carbone annuel est ainsi fixé, déterminant la quantité maximale d’émissions que le pays va s’autoriser à émettre. Il est ensuite réparti entre les habitants, chacun recevant son quota égal. Les institutions permettant aux acteurs d’utiliser cette carte carbone en fonction de leurs situation sont la bourse d’échange pour les quotas excédentaires, mais aussi l’autorité chargée de la planification de la descente énergétique. Face à une ressource finie, le rationnement garantit à chacun un accès minimum parce que, dans le même temps, il plafonne les consommations de tous. C’est là un principe de base du rationnement. L’autonomie est compatible avec des restrictions des libertés individuelles, si ces restrictions sont la condition de l’autonomie des membres de la communauté*.
La carte carbone permet de garantir à chaque utilisateur d’énergie le maximum d’autonomie dans l’utilisation de son quota personnel ; la répartition entre les divers usages (chauffage, transports, etc.) revient aux préférences de chaque individu. En matière d’équité, le rationnement constitue une ressource indéniable pour une société qui chercherait à organiser la répartition politique et économique de la contrainte énergétique.
* Les droits humains ont certes été conçus pour protéger les individus de l’arbitraire du pouvoir et du groupe. Cependant, à l’heure de l’urgence écologique, ils doivent aussi permettre d’endiguer l’arbitraire de certains individus ou groupes quand celui-ci s’exerce au détriment de la viabilité de la planète pour tous les individus. Lorsque les jeunes Verts genevois ont voulu soumettre une initiative limitant la cylindrée des véhicules automobiles, il leur a été répondu que c’était contradictoire avec les droits humains et la liberté d’option !
4/4) Création monétaire, à lier aux possibilités matérielles
Une grande partie de l’histoire monétaire contemporaine, jusqu’à l’abandon en 1971 de l’arrimage du dollar américain aux réserves d’or, a consisté à essayer de libérer la création monétaire de tout ancrage matériel ou ressourciel pour faire d’elle un pur jeu de paris décentralisés sur une variable collective : la croissance de la valeur de la production nationale, voire mondiale. L’émission monétaire moderne par le crédit bancaire fonctionne tout autrement que le simple prêt d’une quantité d’or. Elle constitue une forme d’avance sur le vide adossée à la seule attente de valeur monétaire future des projets financés. C’est précisément grâce à ce mécanisme ingénieux mais potentiellement dangereux de création monétaire par endettement bancaire que les impacts humains sur la biosphère ont pu devenir si massivement repérables même au niveau géologique (anthropocène).
Les banques peuvent créer quasiment autant de crédits, donc de nouveaux dépôts, qu’elles le jugent nécessaires, et les banques centrales leur fournissent ensuite les réserves requises pour qu’elles restent solvables. Le débiteur, pense la banque, saura se débrouiller pour ramener durant la vie du crédit les écritures en compte requises pour que sa dette s’éteigne. Cette création ex nihilo est un pari sur la croissance économique future. Chaque crédit bancaire va se transformer en transactions qui s’accompagnent de flux de matière et d’énergie. L’entièreté de ce système monétaire est consacré à un accroissement de l’empreinte écologique globale. A partir du moment où, à travers la logique du crédit, les dettes deviennent des actifs profitables, il semble inéluctable que la finitude de la biosphère soit secondaire, voire l’objet d’un déni pur et simple. L’overshoot ou dépassement des capacités de la biosphère est étroitement lié aux effets de la création monétaire en termes d’extraction accélérée de ressources non renouvelable et d’insuffisant renouvellement des ressources renouvelables.
Au lieu de supposer un budget écologique ouvert et indéterminé, pourrions-nous échanger à budget écologique fermé ? Cette question est proprement inédite, tant elle rompt avec les réflexes d’une ancienne modernité anti-écologique. Il faudrait d’abord construire un indicateur synthétique capable de prendre le relais du PIB nominal. Ensuite on déduirait de la biocapacité globale du territoire des budgets écologiques nationaux, régionaux, locaux… puis finalement par entreprise et ménage. En fait ce serait instituer un droit de tirage individualisé sur l’empreinte écologique globale maximale autorisées. (ndlr : cela équivaut à un rationnement)
Christian Arnsperger, Repenser la création monétaire pour demeurer dans les limites de la biosphère
source : Gouverner la décroissance, collectif, 14 euros pour 234 pages (éditions SciencePo 2017)