L’écran pharmakon, à la fois remède et poison

L‘objet technicisé à outrance est à la fois la solution à un problème et la source d’un nouveau, conséquence de la résolution du premier. L’écran n’échappe pas au statut de pharmakon, remède et poison. Exemple.

2018, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) intègre le jeu vidéo à sa classification internationale des maladies (« trouble de l’usage »). Dans notre société de l’excès, la numérisation des relations entraîne dégradations du cerveau par captation de l’attention, du sommeil, de la vue et même troubles du comportement. Le monde numérique est un cocon dont il est difficile de sortir, une source d’addiction à l’égal du tabac ou de l’alcool.

2021, dans le contexte du confinement, L’OMS promeut lusage des écrans, notamment pour faire du sport ou gérer son stress. Face aux « mises à distance physique », la numérisation du lien s’est révélée une aide, les écrans deviennent un espace relationnel de substitution. Le télétravail évite de longs et coûteux trajets.

Difficile dans ce contexte de définir un discours cohérent bénéfices/risques, de faire admette des périodes sans écran, de définir des limites en tant que parent. Cet exemple particulier de la schizophrénie de notre époque, cultivant en même temps le bien et le mal, n’est pas nouvelle et accompagne toutes nos innovations humaines. Dans le Phèdre, Platon, persuadé de la supériorité de l’instruction par le discours oral et vivant sur l’écrit, comparait déjà l’écriture à une « drogue » (pharmakon : poison). Derrida proposera, quant à lui, que l’écriture relève à la fois d’un remède et d’un poison. C’est toute l’ambivalence du mot grec pharmakon, on choisissait une victime expiatoire pour trouver le bien. Nous avons aussi ait le choix du feu, une impasse avec un précipice au bout par manque de ressources fossiles. Le choix « vapeur-chaleur » qui a été fait il y a deux siècles allait fermer toutes les ouvertures qu’offrait l’usage durable des énergies renouvelables. Aujourd’hui c’est le choix des écrans et la décérébration à grande échelle.

Concluons avec Dmitry Orlov : «  En dernière analyse, peut-être que nous, et toute la vie sur Terre, aurions été davantage en sécurité si les êtres humains n’avaient pas évolué vers le langage. L’usage de la connaissance qu’offre le langage, poussé à son extrême, nous permet seulement de parvenir à un plus haut niveau général de stupidité suicidaire (…) Avec la diffusion de l’écriture, la charge de la mémoire a été allégée. La facilité avec laquelle l’information peut être récupérée par les moteurs de recherche a réduit la quantité de renseignements que les gens retiennent. Commencez à marcher avec une béquille, et vous développerez une claudication. Un second effet délétère de l’alphabétisation est qu’elle cause une profusion débridée d’informations sans entraîner un accroissement de la connaissance. La plupart des individus ne possèdent plus de connaissance réelle, mais véhiculent simplement de l’information. La conséquence paradoxale de ce trop-plein est que tout le monde se voit contraint de patauger dans la confusion, en devenant de plus en plus impotent. Il y a un danger que la culture numérique s’achève avec des groupes humains agrippant désespérément leur portable en panne, ne sachant plus où ils sont, qui sont les autres, ni même où déjeuner. »

5 réflexions sur “L’écran pharmakon, à la fois remède et poison”

  1. La conclusion de ces commentaires est peut-être que dans l’Univers, l’intelligence (si elle s’est développée quelque part) s’est aussi éteinte, car elle porte en elle les germes de sa propre destruction. Elle donne le pouvoir et le pouvoir détruit les équilibres…. Inéluctablement. Elle est donc condamnée.

    1. L’intelligence je ne sais pas (c’est quoi exactement ?), mais la vie (bien que mystérieuse elle aussi), oui très probablement. La vie porte en elle les germe de sa propre destruction, cela s’appelle l’entropie. Autrement dit il ne peut pas y avoir d’équilibre durable, tout est voué à disparaître.

  2. En fait derrière le pharmakon nous retrouvons l’hubris (hibris), désignant la démesure, plus exactement la perte de la juste mesure. Le feu sert aussi bien à se réchauffer, à cuire les aliments, qu’à détruire. C’est pour tout pareil, il suffit juste de s’en tenir à la juste mesure.
    En attendant, si on devait faire le bilan des écrans, on devrait déjà reconnaître qu’ils ne nous ont pas permis d’être moins cons.

  3. Cette réflexion est intéressante. Mais pour pouvoir bien la mener encore faudrait-il avoir lu Platon (Phèdre etc.) Bien sûr il y en a d’autres, mais l’invention de l’écriture, et plus tard celle de l’imprimerie, ont marquées des tournants de l’Histoire. L’imprimerie elle-aussi a été critiquée.
    Dmitry Orlov pense qu’il eut, peut-être, mieux valu que les êtres humains n’aient pas évolué vers le langage. Sauf que le langage n’est pas non plus le propre de l’homme. Et quoi qu’il en soit les choses se sont passées autrement. L’homme parle, raconte, peint, dessine, écrit, imprime, twitte etc. etc. tout et n’importe quoi. Et bien sûr, et en même temps, il écoute, lit, regarde, gobe, achète etc. tout et n’importe quoi.

    1. Lors de discussions, au café du commerce, une question parfois revient sur la table :
      – à ton avis, quelle est l’invention la plus importante que l’homme ait jamais faite ?
      Pour l’un se sera le moteur à explosion, la Bagnole, pour l’autre ce sera l’avion, l’ordinateur etc.
      Et moi je dis que c’est le feu. Et là on me regarde, l’air de dire «mais qu’est-ce qu’il dit ? »
      Ben oui, depuis qu’un jour l’homme a cru avoir maîtrisé le feu, il n’a toujours fait que déconner avec.

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