Les coûts cachés de la croissance agricole

Impacts sur la santé, malnutrition, perte de productivité, déforestation, consommation d’eau, émissions de gaz à effet de serre… L’alimentation entraîne des coûts cachés considérables, que l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) chiffre, dans un rapport publié le 6 novembre 2023, à au moins 10 000 milliards de dollars par an, soit 10 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. C’est un minimum, tous les coûts cachés n’ont pas pu être évalués : l’impact de l’utilisation des pesticides, tout comme le coût de l’antibiorésistance et celui de la dégradation des sols.

Mathilde Gérard : La prise en compte de l’ensemble de ces externalités est essentielle. Des travaux scientifiques s’attellent à quantifier ces coûts cachés, à travers l’approche dite du « True Cost Accounting » (comptabilité des coûts réels). Ceux-ci pèsent de façon disproportionnée sur les économies des pays à bas revenus, dont ils représentent 27 % du PIB en moyenne, contre 11 % pour les pays à moyens revenus et 8 % pour les pays à revenus élevés. A Madagascar par exemple, le poids des coûts cachés de la production agroalimentaire atteint 59 % du PIB, un fardeau immense. Coût, prix et valeur sont trois notions bien distinctes. Le but n’est pas d’internaliser tous les coûts cachés dans les prix – le coût social serait énorme –, mais de changer les réglementations, les subventions et investissements… de façon que l’accès à un régime sain devienne plus abordable pour les ménages pauvres.

Le point de vue des écologistes malthusiens

Une transition vers une production agroalimentaire « plus juste, saine et durable » est un vœu pieux tant qu’on n’a pas réduit la quantité de personnes à nourrir. Le tournant agro-industriel a été fait pour répondre à une augmentation explosive de la population mondiale.. Il y a moins de cent ans, en 1927, la population mondiale atteignait 2 000 000 000 d’habitants. Moins de cinquante ans plus tard, en 1974, la population humaine de la planète a doublé pour atteindre 4 000 000 000 d’habitants. Et près de cinquante ans plus tard, en 2022, la population mondiale a encore doublé pour atteindre 8 000 000 000. Tant qu’on n’aura pas régulé notre fécondité, le système thermo-industriel sera conservé… jusqu’à ce que la raréfaction des ressources fossiles nous mette face à nos responsabilités !

La production de masse à bon marché a détruit les cultures vivrières qui ne pouvaient rivaliser, augmentant les exodes vers les villes, et la surnatalité (car le rapport entre les bouches à nourrir et la production n’était plus discernable ). Ensuite viennent les industriels de la viande (qui est l’essence même du capitalisme, cf les grands abattoirs de Chicago) du sucre etc… qui introduisent des biais de consommation. N’oublions pas les produits industriels transformés destinés principalement aux pauvres et qui font exploser les budgets de santé.

Accepter de produire et consommer sans trop d’effets indésirables a un coût qu’on ne veut surtout pas assumer. Le constat est le même en énergie ou en alimentation, en fait dans tout les domaines où il faudrait intégrer les externalités.

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externalités : C’est l’effet de l’action d’un agent économique sur un autre qui s’exerce en dehors du marché. Cet effet peut être positif, il est le plus souvent négatif, par exemple une pollution de l’eau par des activités agricoles ou industrielles. Pour limiter ces effets négatifs, les pouvoirs publics peuvent mettre en place une réglementation (interdiction, amendes), fixer des normes (plan d’occupation des sols, recyclage, niveau de pollution) ou augmenter les coûts de l’entreprise (écotaxes, droits à polluer). L’action de l’Etat est d’autant plus nécessaire que les patrons, avec les travailleurs, considèrent seulement les résultats financiers de leur gagne-pain, pas ces externalités. Les agriculteurs épuisent les nappes phréatiques et diffusent leurs pesticides, mais ils ne sont pas d’accord pour en assumer le coût ; les travailleurs du nucléaire voient d’abord leur emploi et certainement pas la gestion des déchets radioactifs par les générations futures. Comme les externalités sont inhérentes au système même de la civilisation techno-industrielle qui entraîne l’anonymat des relations humaines et l’oubli de la Nature, l’intervention de l’Etat n’est que cautère sur une jambe de bois.

Durabilité forte : l’analyse néo-classique de Pigou (les externalités) ne reconnaît pas l’interdépendance entre économique et environnement. Pour dépasser la pensée dominante, il faudrait utiliser des développements empruntés aux sciences de la nature, en particulier la thermodynamique et l’écologie, il faudrait insérer l’économie dans l’écologie alors qu’on a déjà le plus grand mal à intégrer l’écologie dans l’économie. Comme synthèse de cette analyse, on peut dire qu’une durabilité forte nécessite que le patrimoine naturel reste constant (il est absolument complémentaire de l’activité humaine d’une génération à l’autre). Cette conception repose donc sur la forte complémentarité entre les trois types de capital (technique, humain et naturel) et récuse l’idée de soutenabilité faible. Concrètement la réalisation du développement durable passe alors par une limitation de l’usage du capital naturel, notamment par la décroissance des facteurs de production matériels et énergétiques.

L’analyse de Pigou : Du point de vue de la théorie économique (cf. Arthur  Pigou), la taxe carbone a pour objectif d’internaliser le coût des activités économique génératrices d’externalités négatives notamment pour les dommages portés à l’environnement. Il est important de souligner que dans la logique pigouvienne, la fiscalité environnementale n’a pas comme objectif premier de dégager des ressources pour l’Etat ou les collectivités. C’est avant tout une fiscalité comportementale, visant à réduire au maximum sa propre assiette, c’est-à-dire les émissions de gaz à effet de serre. C’est notamment parce qu’elle permet de garantir sur la durée une progressivité des prix de l’énergie, qu’elle incite les consommateurs à l’économiser en faisant le choix de l’efficacité énergétique et de la sobriété. Car aujourd’hui rares sont les acteurs qui intègrent le prix de l’énergie dans leurs choix de comportements et d’investissement. Taxer le travail, alors qu’il présente des vertus économiques et sociales, et ne pas sanctionner les excès de la surconsommation d’énergie, alors qu’elle entraîne des désordres profonds, semble tout à fait paradoxal.

À lire

Agro-ressources et écosystèmes : enjeux sociétaux et pratiques managériales (Bernard CHRISTOPHE et Roland PEREZ, 2012)

extraits : La problématique de ce livre collectif repose sur la question suivante : comment concilier l’augmentation souhaitable des ressources agricoles et la préservation des écosystèmes concernés ? La direction à prendre est connue : la compatibilité entre les objectifs économiques (quantités, qualité, coûts et prix) et écologiques (préservation des écosytèmes) nécessite un dispositif institutionnel adéquat, comportant un ensemble de règles et de mesures incitatives vs prohibitives, amenant les acteurs concernés à « internaliser », dans leurs comportements managériaux, les externalités négatives générées par leurs activités. Si l’orientation est claire dans son principe,  il en va autrement de sa mise en œuvre concrète…

La mystique de la croissance, comment s’en libérer (Dominique Méda, 2013 )

extraits : Tout se passe comme si les contemporains de la révolution industrielle, tout occupés à fortifier un ordre social construit grâce à la domination sur la nature, avaient fini par oublier celle-ci. La comptabilité nationale n’enregistre que des flux positifs, ne possède nul bilan où pourrait s’inscrire, en négatif des dégradations : diminution des ressources renouvelables et non renouvelables, atteintes à la santé, diminution de qualité de l’eau, de l’air et des sols, des relations sociales, du climat, de la beauté des paysages, de la civilité, toutes choses qui n’ont pas de prix, ne sont pas appropriables, mais constituent un patrimoine commun. En 1957 Bertrand de Jouvenel écrivait déjà : « Personne ne dit que cette usine produit d’une part des biens et tout aussi concrètement des maux. J’estime que nous devrions reconnaître que la production a deux formes, l’une de valeur positive, l’autre de valeur négative. La plupart des économistes refusent de parler ainsi : pour eux la production de valeurs positives est prouvée et mesurée par un prix sur le marché, tandis que ce que nous appelons valeurs négatives ne peut être ni prouvé ni mesuré par un prix. »

Vivement 2050 ! Programme pour une économie soutenable et désirable (Collectif, 2013)

extraits : La population doit être stabilisée à un niveau compatible avec l’espace de fonctionnement sécurisé de notre planète.  La planification familiale s’avère être d’un excellent rapport coût-efficacité : les Nations unies ont ainsi montré que chaque dollar investi dans la planification des naissances permet à terme d’économiser de deux à six dollars sur d’autres objectifs de développement. On estime qu’un tiers des naissances dans le monde est le fruit de grossesses non désirées. Plus de 200 millions de femmes vivant dans les pays en développement préféreraient retarder leur grossesse suivante, voire ne pas avoir d’autres enfants. Malheureusement, de nombreux obstacles empêchent ces femmes d’assurer leurs choix : absence d’accès aux contraceptifs, valeurs culturelles ou opposition des membres de la famille. La stabilisation voire la réduction de la population mondiale pourrait nous permettre d’atteindre nos objectifs…

11 réflexions sur “Les coûts cachés de la croissance agricole”

  1. Le problème le plus important de nos sociétés, c’est la pollution de nos aliments par les pesticides et les adjuvants ou conservateurs des aliments ou plats préparés. Nos vies sont polluées. Les maladies, allergies, maladies auto immunes ou métaboliques, cancers, l’intoxication de nos organismes sont directement la conséquence de la nécessité de surproduire des aliments. Même l’eau en plastique est la norme. Pourtant, tout le monde connaît la migration des produits solvants des plastiques, yaourt , etc.
    Nous en revenons toujours à la surpopulation qui induit la surproduction et l’éloignement de la production des consommateurs.

    1. De mon côté je dirais que le problème le plus important de nos sociétés c’est la pollution de nos esprits. Bon je sais, l’expression “décoloniser l’imaginaire“ (ou dépolluer, désintoxiquer etc. les esprits) n’est pas très claire pour tout le monde.

      1. précision :
        Pour l’imaginaire, il s’agit pour Serge Latouche de critiquer l’imaginaire que nous a inculqué la société actuelle, publicité, consumérisme, bagnole,etc.
        Ce système culturel a colonisé nos cerveaux, on doit donc se décoloniser, se désintoxiquer.

  2. Encore une fois, toujours le même problème.
    Pourquoi avons-nous toujours tenté par des moyens artificiels et toujours plus agressifs pour la nature de produire toujours plus, sinon pour nourrir toujours plus d’hommes ?
    Partout et toujours se retrouve la même cause initiale.
    On ne se passera pas de tous les « icides à 8 milliards, n’en déplaise à des rêveurs écolos bien naïfs.

    1. Vous avez raison mon cher Didier, encore une fois toujours le même problème.
      Ce même problème qui s’affiche sans cesse et sous différentes formes sur ce blog.
      Exemple : vous demandez « Pourquoi avons-nous toujours [etc.] »
      Encore une fois, j’ai donné une réponse à cette question => Le Pognon vous dis-je !
      Pourquoi cette réponse ne vous convient-elle pas ? Trouvez-vous que je n’ai pas assez argumenté, développé etc. ? Pouvez-vous me répondre, sérieusement et méthodiquement bien sûr ? Au lieu de m’opposer des accusations de naïveté ou autre.
      Parce qu’en attendant, si la planète est en surpoids… ce n’est pas le cas de votre argumentation, ou de votre «démonstration». Là c’est vraiment léger.

  3. Une tonne de riz, de pétrole ou de CO2 peu importe… une forêt, une guerre, l’obésité, le diabète, une vie humaine… désormais tout et n’importe quoi s’évalue (et donc se pense) en euros ou dollars. Posons-nous la question de savoir d’où nous vient cette fâcheuse obsession, qui veut que nous finissions avec un tiroir-caisse à la place du cerveau.
    Pour avoir une idée du coût réel… disons plutôt du cap que nous suivons… il est toujours intéressant d’évaluer les coûts cachés, de ceci ou de cela. Et pas seulement en termes d’euros et dollars, bien sûr. Seulement faut-il déjà tout prendre en compte.
    Or, que peut valoir ici ce chiffre (cet indicateur) si tous les coûts cachés n’ont pas pu être évalués (sic) ? Que vaut ce fumeux «coût réel» du KWh nucléaire, alors que personne n’est fichu de dire ce que coûtera réellement le démantèlement et la «gestion» des déchets pour des siècles et des siècles ? ( à suivre )

    1. Avec ses 59% du PIB… Madagascar serait ainsi le mauvais élève. Pourtant, quand on regarde son agriculture (Wikipedia : Agriculture à Madagascar)… que peut-on vraiment lui reprocher ?
      Et avec son taux d’obésité de 5% (France 17%), son taux de suicide de 5,5 pour 100.000 habitants (France 13, Bretagne 25, voir particulièrement chez les agriculteurs)… ses 0,1 T. CO2 par habitant (France 4, Allemagne 7), sa 173 ème place (sur 188) en terme d’empreinte écologique, etc. etc. mais qu’est-ce qui cloche à Madagascar ?
      – « À Madagascar, une grande partie de la population vit de l’agriculture mais les revenus qu’elle en tire demeurent faibles. Le coût caché est donc essentiellement social. » (La Croix 07/11/2023 )

      On peut bien sûr faire la même analyse de tous les côtés.
      Alors bien sûr, certains feront valoir d’autres indicateurs, notamment les 4,1 enfants par femme à Madagascar. Mais franchement …

      1. – « Le tournant agro-industriel a été fait pour répondre à une augmentation explosive de la population » ( point de vue des écologistes malthusiens )

        C’est ce qu’ON dit et qu’ON répète, comme des perroquets. Est-ce la véritable et/ou la seule raison ? Les «révolutions vertes» ont été des volontés politiques et industrielles, dans le but d’accroitre la productivité, les rendements etc. Pas seulement pour répondre aux famines et aux «explosions» démographiques. Suffit de voir qui sont ceux aux origines. Rockefeller, Ford et j’en passe. Ces grands «philanthropes» avec leurs fondations, comme il en existe toujours aujourd’hui. Le fordisme a t-il été mis en place pour répondre à une augmentation explosive du nombre d’automobilistes ? Pourtant l’histoire nous dit qu’à ses débuts les gens n’en voulaient pas, de la Bagnole ! Seraient-ce les paysans qui ont voulu des tracteurs, des pesticides et autres saloperies ? Le Pognon vous dis-je !

        1. – « Voler en grand et restituer en petit, c’est la philanthropie » (Paul Lafargue)

          Parlons-en justement de ces grands «philanthropes», et là encore essayons d’évaluer leurs coûts cachés. Suffit de voir leur faces cachées.
          Rockefeller, avec ses premiers forages en 1860, et sa «merde du diable» qui aura été le véritable moteur de l’histoire tragique du 20ème siècle et celui-ci. La fondation Rockefeller, qui finance dès 1913 les programmes eugénistes, notamment ceux de l’Allemagne nazie. Et l’autre, cet antisémite notoire qui entretenait lui aussi des rapports étroits avec les nazis, Henri Ford et ses bagnoles à la chaîne, pour cramer le Pétrole de Rockefeller. Et aujourd’hui les Gates et Compagnie. Alors le Bilan… globalement positif, ou quoi ?

          – Il y a deux ans, un rapport catastrophiste de la Fondation Rockfeller prévoyait d’imminentes pénuries alimentaires (epochtimes.fr – 16 juillet 2022)

        2. Ça me fera toujours marrer ces gauchos prétendant détester le pognon…et pourtant ces mêmes gauchos sont les premiers à racketer fiscalement à tous les râteliers pour s’empiffrer du fric des autres, au point de se caviardiser comme des parvenus, genre Hollande, DSK, Mélenchon et bien d’autres… Que d’hypocrisie ! Il serait temps d’assumer que vous aimez le pognon !

      2. Votre exemple de Madagascar comme un pays où il fait bon vivre est surréaliste. La misère y est générale , c’est à dire l’éducation inexistante , l’inculture et l’impossibilité de se nourrir ou de se soigner sont au rendez-vous. Certains sont même revenus à l’état sauvage, isolés dans les bushs. Heureusement, le climat tropical leur permet de survivre tant bien que mal. Quant au taux de natalité, quand on ne comprend rien à ce qu’il vous arrive, l’instinct est la seule règle et les naissances ne sont que subîtes. La capacité à se projeter dans l’avenir qui est la grande force de l’humain est réduite à néant.
        Donc cultivez votre jardin pour vivre en autarcie et nous en reparlerons dans 20 ans:

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