Les membres de la classe globale (ceux qui ont les moyens d’avoir une voiture individuelle) savent plus ou moins consciemment que demain il faudra changer de mode de vie, mais aujourd’hui les comportements ne varient qu’à la marge. Pourquoi ? Voici quelques éléments de réflexion dans notre bimensuel. L’abonnement à BIOSPHERE-INFO est gratuit, il suffit d’envoyer un courriel à biosphere@ouvaton.org
écoloscepticisme et organisation du déni
Biosphere-Info n° 349 (16 au 31 avril 2015)
1/3) Quelques explications de l’écoloscepticisme
Malgré la catastrophe en marche, pourquoi nous ne faisons rien ? D’abord le message médiatique est brouillé. Chez les marchands de journaux, la longue liste des revues vantant les charmes de l’automobilisme est incomparablement plus longue que celle des articles analysant la crise écologique. Dans la quasi-totalité des médias, les pages planète (ou son équivalent) couvrent une surface minime, si ce n’est inexistante. Si par un bienheureux hasard un journaliste consacre son papier à un phénomène écologique, il y a de fortes chances que sa tendance à donner aussi la parole aux anti-écolos induit l’incapacité à se forger véritablement une opinion. Quand on rajoute les milliards d’euros que la publicité consacre à inciter à consommer tout et n’importe quoi et le fait que les entreprises pratiquent l’écoblanchiment, difficile de contrôler ses achats et de consommer à bon escient. La loi du moindre effort s’installe dans la détermination de nos choix.
De toute façon les capacités d’un individu de résister au formatage collectif sont généralement insignifiantes. On peut tenir un discours écolo entre amis mais ne pas être en mesure d’agir en ce sens au niveau syndical, politique ou même associatif. L’éducation actuelle entraîne à la soumission, pas à prendre de la distance avec le discours dominant ; autorité du père, du prêtre, du maître, du chef, du patron, etc. Le discours véhiculé par la hiérarchie reste celui de la classe dominante, plus vite, plus loin, moins cher. Il faut prendre sa voiture, partir en vacances en avion, avoir envie de désirer toujours plus. Le sens des limites et l’autolimitation ne sont pas des modèles admis de comportement. Or nous agissons en interaction spéculaire, comme un miroir de ce qui nous entoure : je fais parce que tu fais ainsi parce que tout le monde agit de la sorte. Dès le plus jeune âge, nous imitons nos parents, puis nos copains, puis nos amis. Les individus ne peuvent se penser qu’à l’unisson. Plus les acteurs sont nombreux, moins il y aura de chance pour qu’un individu se sente capable d’agir unilatéralement. Si nous nous distinguons, c’est pour suivre les sirènes du marketing qui nous susurrent de suivre la mode et d’en avoir une plus grosse.
Il y a aussi la pression du confort, la force des habitudes. Il paraît impensable de se passer de la voiture, de la télé et du portable. Dans le cas du changement climatique, nous sommes à la fois spectateurs et acteurs, et ce conflit interne ne peut que renforcer notre désir de négation. Nous assistons donc à la négation de la conscience (« Je ne savais pas »), la négation de l’action (« Je n’ai rien fait »), celle de la capacité personnelle à intervenir (« Je ne pouvais rien faire » et « personne ne faisait rien ») et au rejet de la faute sur les autres (« les responsables, ce sont les capitalistes, les multinationales, les riches, les Américains, les Chinois, etc. »). Nous nous efforçons de diluer notre responsabilité. Les gens attendent que quelqu’un d’autre agisse à leur place et subsument leur responsabilité personnelle dans celle du groupe.
Ensuite nous ne nous sentons pas en capacité d’agir directement sur des phénomènes planétaires comme le pic pétrolier, le réchauffement climatique ou l’extinction des espèces. Les problèmes sont d’une telle envergure et d’une telle nature que la société ne dispose d’aucun mécanisme culturel pour les accepter. D’autant plus que ces phénomènes sont la plupart du temps invisible, les pollutions comme le réchauffement ou les radiations ne sont pas directement perçues. Quant aux déchets encombrants, on les enterre ou on les fait brûler ; ils disparaissent. On peut qualifier ces processus écologiques globaux de « problème hors contexte », phénomène si éloigné de l’expérience des gens qu’ils ne peuvent assimiler les informations disponibles.
Enfin quand nous sommes confrontés à des tendances contradictoires, nous souffrons de dissonance cognitive, la situation de notre psyché lorsque se mettent à l’habiter en nous deux croyances contradictoires. Nous ne trouvons alors notre équilibre psychologique qu’en suivant la pente de la facilité, suivre la croyance qui va arranger le plus de monde possible. Il est donc très fréquent que les individus commettent des actes qui sont en contradiction avec leur point de vue. Les gens ne peuvent pas supporter trop de méchante réalité. La classe globale, perdue dans les sombres extases de l’info-spectacle permanent, de la consommation-divertissement et de la compulsion automobile, ont beaucoup de mal à interpréter les forces grandissantes qui vont transformer radicalement les conditions de la vie quotidienne dans une société technologique éloignée de la nature. D’ailleurs la plupart des économistes orthodoxes ne reconnaissent aucune limite à la croissance projetée dans l’avenir. Otages de leur propre système, ils ne sont pas capables de concevoir une autre forme d’économie. Les politiques leur emboîtent le pas. Les médias mettent les choses en musique. Les journaux publient par exemple de sinistres mises en garde quant à l’évolution du climat, tout en proposant quelques pages plus loin des articles invitant avec enthousiasme le lecteur à partir en week-end à Rio. Le refus d’une prise de conscience est donc profondément implanté dans une société saturée d’informations qui néglige d’apprendre à séparer le bon grain et l’ivraie. Bref, il ne suffit pas d’informer.
L’imaginaire culturel est tel que la plupart des Américains pensent vraiment que le pétrole est surabondant, voire inépuisable. Leur réflexion s’arrête souvent là. James Howard Kunstler écrivait en 2005 : « Le public américain suppose que lorsque le pétrole sera épuisé, l’humanité sera passé au système énergétique suivant (le candidat actuellement préféré reposant sur l’hydrogène) et qu’il se présentera juste à temps, par livraison spéciale, parce que l’économie de marché en a décidé ainsi et que le libéralisme ne nous a jamais laissés tomber. Pour beaucoup d’Américains, qui n’ont jamais connu que le monde de l’énergie bon marché, il est tout simplement impossible d’imaginer la vie sans pétrole. Croire que l’économie de marché fournira automatiquement un substitut aux combustibles fossiles est une forme de pensée magique. » (La fin du pétrole, le vrai défi du XXIe siècle) »
D’autant plus que la notion de progrès technique, autre pensée magique, a été profondément instillée dans les têtes : le pétrole sera épuisé sans doute mais on trouvera bien quelque chose, alors prenons le volant. La plupart d’entre nous ne peuvent tout simplement pas considérer la possibilité que la civilisation industrielle ne sera pas sauvée par l’innovation technologique. Comment un pays qui a envoyé des hommes sur la Lune pourrait-il éprouver autre chose qu’une confiance quasi divine en ses capacités à triompher des difficultés ? James Howard Kunstler ajoutait : « Nous avons tendance à confondre l’énergie et la technologie. Si elles vont main dans la main, elles ne sont pas la même chose. Le pétrole est un cadeau unique de la géologie, qui nous a permis d’utiliser l’énergie accumulée par des millions d’années d’insolation. Lorsque nous aurons achevé de le brûler, il aura disparu à jamais. La technique n’est que le matériel pour employer ce combustible. Autrement dit, une bonne partie de notre technologie actuelle ne fonctionnera pas sans pétrole, et sans la « plate-forme » du pétrole nous risquons de ne pas avoir les outils nous permettant de dépasser le niveau présent de technique fondé sur les combustibles fossiles. » Les partisans de la fuite en avant comptent pourtant sur des découvertes nouvelles pour réparer les dégâts des technologies précédentes. L’illusion technologique est inacceptable pour la bonne raison qu’on l’on ne joue pas au poker avec l’avenir de l’humanité.
Les Occidentaux se précipitent vers l’avenir en somnambules. Dans son livre (Vivre sans pétrole), Jean Albert Grégoire écrivait déjà en 1979 : « L’observateur ne peut manquer d’être angoissé par le contraste entre l’insouciance de l’homme et la gravité des épreuves qui le guette. Comment l’automobiliste pourrait-il admettre la pénurie lorsqu’il voit l’essence couler à flot dans les pompes et lorsqu’il s’agglutine à chaque congé dans des encombrements imbéciles ? Cette situation me paraît beaucoup plus inquiétante encore que celle des Français en 1938. Ceux qui acceptaient de regarder les choses en face apercevaient au-delà des frontières la lueur des torches illuminant les manifestations wagnériennes, ils entendaient les bruits de bottes rythmant les hurlements hystériques du Führer. Tous les autres refusaient de voir et d’entendre. On se souvient de notre réveil en 1940 ! »
Le siècle dernier a été marqué par les mensonges d’Etat et la négation de masse. Un exemple que le XXIe siècle n’est pas obligé de suivre, ce qu’il fait pourtant tel un aveugle jusqu’à maintenant.
2/3) une analyse de Bertrand Méheust
La politique de l’oxymore de Bertrand Méheust (La Découverte, 2009)
Je suis convaincu qu’une catastrophe est en gestation, mais je ne partage pas la conviction que les démocraties modernes possèdent les ressorts nécessaires pour la prévenir et l’affronter. Le danger du système libéral, c’est que, ayant disqualifié tous ses concurrents, il n’a plus d’extérieur et ne peut se contraindre lui-même dans des délais utiles. Le marché, en s’efforçant par tous les moyens de poursuivre sa course, mettra l’humanité en péril. Il possède encore de nombreux espaces, de nombreux interstices et il pourra continuer de se déployer.
La pression du confort est une notion décisive. Il est sous-entendu (hors discussion, sauf dans les milieux encore marginaux de la décroissance), que le confort moderne, au sens large où nous l’entendons aujourd’hui, est un acquis irréversible. Cette façon de penser est largement due au fait que les générations nées depuis les années 1970 n’ont pas connu d’autres conditions de vie et ne dispose pas d’éléments de comparaison. Un jeune des banlieues déshéritées, aujourd’hui, dispose de moyens de confort que n’avait pas le roi Louis XIV, notamment l’eau chaude au robinet, les WC et le chauffage. Cette révolution du confort est le premier moteur de la pression sur la nature entraînée par nos gestes quotidiens. Il se trouve qu’aucun système démocratique ne semble pouvoir fonctionner aujourd’hui en dessous d’une certaine pression de confort. Si une Sparte démocratique existe quelque part dans le monde contemporain, je demande qu’on me la montre. Inéluctablement, la démocratie moderne, c’est-à-dire la démocratie libérale où l’individu prime sur le collectif, démultiplie les besoins des hommes et augmente la pression sur l’environnement. Partout où l’individu devient une valeur centrale, ses besoins personnels s’accroissent avec l’étendue de sa sphère personnelle ; son espace vital minimal augmente en même temps que ses exigences de mobilité ; il lui faut manger plus de viande ; il lui faut consommer davantage de produits culturels ; il veut tout cela, et plus encore, pour ses enfants.
Le propre de l’oxymore est de rapprocher deux réalités contradictoires. Développement durable, agriculture raisonnée, marché civilisationnel, financiarisation durable, flexisécurité, moralisation du capitalisme, vidéoprotection, etc. La montée des oxymores constitue un des faits révélateurs de la société contemporaine. Le clip publicitaire qui nous montre la chevauchée d’un 4×4 dans un espace vierge cherche à nous conditionner à l’idéologie consumériste : en associant deux réalités contradictoires, l’espace naturel et la machine qui le dévore, il nous suggère perfidement la possibilité de leur conciliation. Si la contradiction et le conflit sont inhérents à tout univers mental, ils atteignent dans le nôtre une dimension inégalée. Plus l’on produira des oxymores, plus les gens soumis à une sorte de double bind permanent, seront désorientés, et inaptes à penser et à accepter les mesures radicales qui s’imposeraient. C’est ici le lieu de rappeler l’étymologie grecque d’oxymore, qui signifie « folie aiguë ».
3/3) Sur notre blog, quelques extraits
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2012/02/19/pourquoi-lecoloscepticisme-triomphe-actuellement/
… Il est toujours étonnant de constater la force de l’écoloscepticisme alors que tous les indicateurs de santé de la biosphère ont viré au rouge. Stéphane Foucart se penche encore une fois sur les dessous du lobby climatosceptique* : rémunération par les entreprises, expertises bidon, désinformation virale… En fait l’écoloscepticisme est en phase avec un système moribond. Quant tout fout le camp, les gens sont prêts à soutenir ceux qui les rassurent, l’extrême droite en France et ailleurs, le Tea Party aux USA, les marchands d’illusions. On ne veut pas imaginer le pire, on veut continuer à croire au progrès technique qui sauve, à la hausse infinie du pouvoir d’achat, au maintien de ses privilèges…
* LE MONDE du 18 février 2012, Le Heartland Institute, un think tank qui conteste lascience climatique, est fragilisé par une fuite de documents.
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2012/05/01/maurice-tubiana-arretons-davoir-peur/
… Dans son dernier livre, « Arrêtons d’avoir peur ! », Maurice Tubiana ne fait que reprendre les tartes à la crème de l’écoloscepticisme déjà étalées dans des livres aux titres redondants : « Le fanatisme de l’apocalypse » de Pascal Bruckner, « L’apocalypse n’est pas pour demain » de Bruno Tertrais, « Les prêcheurs de l’apocalypse » de Jean de Kervasdouén, etc. Comme tous ces prêcheurs du « dormez braves gens, dormez », Maurice Tubiana aime les insecticides, les OGM, la radioactivité, l’énergie nucléaire, les ondes électromagnétiques…