Doryphore, l’agriculture post-moderne

Michel Sourrouille, auteur en 2017 du livre « On ne naît pas écolo, on le devient », a décidé avant de mourir de partager sa pensée avec tous les Internautes qui fréquentent ce blog biosphere. La parution se fera chaque jour pendant le mois de juillet. Il dédie ce livre aux enfants de ses enfants, sans oublier tous les autres enfants… car nous partageons tous la même maison, la Terre, si belle, si fragile…

Doryphore, symbole d’une agriculture post-moderne

Bien qu’habitant le centre ville de Bordeaux jusqu’à plus de vingt ans, j’ai toujours eu un contact étroit avec la vie de la terre en allant chez mes grands-parents à Beylongue, au cœur des Landes. Le jardin potager devant la maison, les mules du paysan qui buvaient à l’abreuvoir de l’autre côté du chemin, les raisins qu’on pressait en marchant dessus dans une grande cuve. On tuait le cochon devant chez nous, près de la route, au vu de tous, on n’avait pas besoin des abattoirs. Les jeunes participaient au travail des adultes .Je tenais la queue du cochon au moment où on l’égorgeait, on me disait que cela facilitait son immobilisation. A l’époque, on ne parlait pas d’agriculture biologique, mais presque toute l’agriculture pratiquait de fait des méthodes naturelles. Je me souviens encore du plaisir que j’avais dans les années 1960 d’aller ramasser à la main avec mon grand-père les jolis doryphores qui s’installaient sur ses plants de pommes de terre ; leur démographie était aussi galopante que les ravages qu’ils pouvaient exercer…

Bien plus tard le Français Yves Chauvin, prix Nobel de chimie obtenu en 2006 pour avoir expliqué les mécanismes incompréhensibles de la réaction dite de « métathèse des oléfines », déclarait la même année dans la presse. « On proteste contre les pesticides et les herbicides, mais on a la mémoire courte. Qui se souvient des invasions de doryphores en 1938 dans les champs de patates ? Pour l’agriculture, ça a été une catastrophe. Mon épouse avait 8 ans, elle n’allait plus à l’école pour aller ramasser les doryphores à la main. C’était certes très écologique, mais accepterait-on cela aujourd’hui ? » Le chimiste disait aussi que la nature était notre ennemie. Pourtant, dès les années 1960, on dénonçait l’impasse chimique.

« Tout au long de l’agriculture prémoderne, les insectes ne posaient quasiment pas de problèmes aux paysans. Les ennuis sont apparus avec l’intensification de l’agriculture – lorsque l’on a commencé à consacrer d’immenses superficies à une seule récolte. C’est ce système qui a créé les conditions favorables à la multiplication explosive de certaines espèces d’insectes… Nous avons à résoudre un problème de coexistence avec les autres créatures peuplant notre planète. Nous avons affaire à la vie, à des populations de créatures animées, qui possèdent leur individualité, leurs réactions, leur expansion et leur déclin… Le tir de barrage chimique, arme aussi primitive que le gourdin de l’homme des cavernes, s’abat sur la trame de la vie, sur ce tissu si fragile et si délicat en un sens, mais aussi d’une élasticité et d’une résistance si admirables, capables même de renvoyer la balle de la manière la plus inattendue. » [Rachel Carson, Le Printemps silencieux (1ère édition 1962, Wildproject 2009)]

En mars 1971, grâce à mes études en sciences économiques, j’avais réalisé que l’agriculture était vraiment le secteur primaire, au sens de fondamental, absolument nécessaire à notre subsistance, produisant un surplus sans lequel il n’est rien d’autre possible. Les physiocrates considéraient au XVIIIe siècle que seule l’agriculture est productive. Ils avaient raison. Or d’une part il y a destruction de la terre nourricière, d’autre part il y a coupure de plus en plus radicale de l’homme envers la terre. Sur la plus grande partie de l’histoire de la Terre, la formation des sols a été plus importante que leur érosion. Aujourd’hui l’association de l’agriculture productiviste et chimique, de l’élevage intensif et des autres activités humaines ont inversé la tendance. Le circuit de distribution est de plus en plus complexe, donc de plus en plus fragile ; une désorganisation pourrait entraîner panique et peut-être même famine. Seule une agriculture à taille humaine et riche en main d’œuvre peut s’assurer de la durabilité des processus de production. L’agriculture biologique devrait devenir la norme, elle imite la Nature en pratiquant le recyclage, les déchets d’un organisme sont la subsistance d’un autre, les parasites se contrôlent les uns les autres. Mais il y aura bientôt 9 milliards de personnes à nourrir en 2050, l’agriculture n’est qu’un aspect de l’équilibre précaire alimentation/population.

Ne pas agir sur la démographie humaine mène à l’impasse. En attendant d’autres émeutes de la faim, cultiver son jardin potager est la meilleure des occupations. Je plante chaque année quelques arbres fruitiers, on sait jamais, cela pourrait servir… A quand les villes fruitières ? A quand les jardins d’ornement, publics et privés, remplacés par une culture nourricière ?

(à suivre… demain sur ce blog biosphere)

Déjà paru :

On ne naît pas écolo, on le devient, introduction

Abécédaire, la façon la plus simple pour s’y retrouver

Abeille, qui ne pique que si on l’embête

Abondance, s’éloigne dès qu’on lui court après

Absolu, un mot à relativiser, un mot indispensable

Acteurs absents, dont on a eu tort d’ignorer l’existence

Adolescence, moment de révolte ou de soumission ?

Alcool, dur pour un écolo de refuser de trinquer !

Amour, une construction sociale trop orientée

Animal, une facette de notre humanité trop ignorée

Austérité, mot qui fait peur et pourtant source de bonheur

Barbe, un attribut des hommes qu’on voulait faire disparaître

Cannabis, une dépénalisation qui créerait l’usage

Chasse, activité dénaturée par des chasseurs motorisés

Compétition, système inhumain au service d’une société inhumaine

Croissance, l’objectif économique le plus débile que je connaisse

Démographie, le problème central qui est systématiquement ignoré

Devoir, la contre-partie nécessaire de nos droits

11 réflexions sur “Doryphore, l’agriculture post-moderne”

  1. C’est un jeune homme très très maladroit qui a eu un accident idiot, il s’est sectionné les testicules en ouvrant des huîtres. Il est emmené à l’hôpital, le chirurgien lui dit :
    – De nos jours, ça peut s’arranger. On peut très bien s’en passer !
    – Ah non, moi, j’avais l’habitude, j’aimerais bien que…
    – Je vais vous greffer deux pommes de terre. Ça se fait beaucoup, c’est écologique. Vous verrez, ça remplace très bien.

    Et effectivement à la place des testicules, il lui met deux belles patates du Charolais.
    Un mois après, le jeune homme revient le voir et lui dit :
    – Bonjour docteur ! Vous vous rappelez ? C’est moi à qui vous avez greffé deux pommes de terre à la place des testicules…
    – Ah oui, je me souviens très bien ! Alors pas de phénomène de rejet ?
    – Non, non, de ce côté-là ça va ! Juste une petite chose : le matin c’est énervant, parce que je trouve des doryphores dans mon slip.

  2. – « Putain tous ces doryphores ! Peuvent pas rester chez eux ? »
    Pourquoi appelle-t-on les bordelais les doryphores ?
    Habitant les Pyrénées, et les voyant débouler pour envahir en hiver «nos» pentes enneigées, j’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’une expression locale. Plus tard je me suis aperçu que les doryphores n’étaient pas spécialement bordelais. Que cette expression était assez répandue dans les campagnes pour désigner les citadins et/ou les touristes, les étrangers en quelque sorte. On sait toutefois (de source sûre) que le doryphore (la bestiole) a débarqué du côté de Bordeaux en 1922. Et qu’ensuite il a envahi tout le territoire français puis européen.

  3. « Mais il y aura bientôt 9 milliards de personnes à nourrir en 2050, l’agriculture n’est qu’un aspect de l’équilibre précaire alimentation/population »

    EUH non ! Cela paraît vrai en terme de projection selon le rythme des naissances actuelles, en effet, d’après les projections et le rythme actuel des naissance on est censé être 9 milliards en 2050. MAIS le système économique et le système de production se seront effondrés bien avant 2050 ! Entre les augmentations de température au niveau mondial, les déplétions d’énergies fossiles et de métaux, les avancées du désert, la déplétion du phosphate essentiel à l’agriculture (1 seul et unique fournisseur au niveau mondial le Maroc), la déplétion d’engrais, l’appauvrissement des sols et perte d’humus, assèchement et non régénération des aquifères, canicules en été, engelure excessive au printemps etc…

    1. Alors il dorés et déjà évident que la production alimentaire actuelle en terme quantitatif ne pourra pas être maintenue ! En l’occurrence les famines de masse sont inéluctables, la population mondiale va entrer en déplétion dans la douleur ! D’autant qu’on peine déjà à nourrir correctement la population mondiale actuelle, on parvient juste à remplir des ventres avec de la nourriture à bas coût de mauvaise qualité, mais sans apporter de diversité alimentaire nécessaire au bon fonctionnement de l’organisme, d’autant plus qu’on empoissonne par des pesticides afin d’assurer des quantités en terme de production Ça va fort probablement crasher avant 2050, mais c’est certain à 100% que ça ne tiendra jamais jusqu’en 2100. Beaucoup de naissances actuelles vont agoniser dans les décennies qui viennent !

      1. Esprit critique

        Mon commentaire précédent ayant disparu, hors-sujet probablement… je reformule donc autrement. Moi aussi je pense que tout ça ne va pas continuer comme ça pendant des siècles et des siècles. La population mondiale va chuter lourdement, et pas seulement par manque de nourriture. Ce qui, logiquement, devrait réjouir certains. Alors, à moins de faire partie de ceux qui souhaitent la disparition de notre espèce (L’humanité disparaîtra, bon débarras ! Yves Paccalet )… je repose donc ma, disons plutôt une, de mes sempiternelles questions : Compte tenu que plus une population compte d’individus et moins elle est en danger d’extinction (me démonter le contraire si besoin), ces chiffres de 8 ou 9 voire 11 milliards de terriens ne sont-ils pas une chance pour notre espèce ?

  4. – « Les physiocrates considéraient au XVIIIe siècle que seule l’agriculture est productive. Ils avaient raison. »

    Dire que les physiocrates avaient raison n’engage que celui qui l’affirme. Les physiocrates ont fait leur temps, ils ont occupé pas mal de monde, fait couler pas mal d’encre etc.
    En attendant, cette affirmation ne nous avance à rien.

    1. Ceci dit, en effet les physiocrates considéraient que la seule activité réellement productive est l’agriculture. Car seule la terre produit des richesses renouvelables…
      Cette vision binaire me rappelle de vieux souvenirs. Dans cette usine, où j’ai longuement bossé, les seules personnes considérées comme «productives» étaient celles qui étaient à la «production». En plus du bleu, de travail, une prime dite de «production» servait d’ailleurs à les identifier. Dans un atelier d’usinage, par exemple, les «productifs» était ceux qui faisaient des copeaux. Même si en réalité c’est la machine, et plus exactement l’outil, qui fait des copeaux, et non pas le bonhomme… ceux qui n’usinaient pas, des matières, ou qui ne construisaient rien, de leurs mains, étaient considérés comme des «improductifs». (à suivre)

    2. Pas besoin d’un dessin pour comprendre que d’improductif à nuisible il n’y a qu’un pas. Dans cet exemple, cette usine, qui n’existe plus, les «nuisibles» étaient alors tous ceux qui faisaient tout le reste à côté. Les concepteurs, les préparateurs, les magasiniers, les manutentionnaires, les balayeurs, les petits et grands chefs et j’en passe. Misère misère !

      Dire que SEULE l’agriculture est productive est une ânerie. C’est oublier ou ne pas tenir compte de toutes les richesses que les hommes produisent.
      Un simple coup d’œil sur la pyramide des besoins humains (Maslow) suffit pour comprendre qu’il n’y a pas que la bouffe. Et donc QUE l’agriculture.

      1. « Dire que SEULE l’agriculture est productive est une ânerie. »

        Ben si justement ! Indirectement l’agriculture est productive en plus de l’être aussi directement, tout simplement parce qu’une population mal nourrie ou une population qui ne peut plus manger, alors cette population ne peut plus rien produire à côté !! Sans manger la population n’est même plus en état de balayer ! Agriculture, Énergies et Matières premières sont les 3 plus gros piliers de la production ! Mais l’Agriculture est au sommet de la pyramide, viennent ensuite Énergies et Matières premières. Autrement dit l’Agriculture est le pilier central, puisque la nourriture produite est l’Énergie produite pour maintenir en vie notre corps mais aussi déployer l’énergie nécessaire de notre organisme afin de produire des activités.

      2. Parti d'en rire

        Ben non justement ! Si Cro-Magnon te disait que la seule activité productive c’est la chasse, qu’est ce que tu lui répondrais ? Moi je lui dirais qu’elle est kif-kif avec la cueillette. Que la chasse est aussi productive que la taille du silex, que la maîtrise du feu, ou encore que les peintures sur les parois de la grotte. Et maintenant, si un Shadock te disait que la seule activité productive c’est de pomper… qu’est ce que tu lui répondrais ?

  5. Esprit critique

    – « La nécessité de protéger les cultures contre les nuisibles et les maladies est aussi ancienne que l’agriculture elle-même. Nous savons, par exemple, que les Sumériens utilisaient déjà le soufre il y a 4500 ans pour éloigner les insectes et les champignons de leurs champs et de leurs réserves. […] Les composés toxiques à base d’arsenic et de métaux lourds, également utilisés dès l’Antiquité, étaient beaucoup moins écologiques, et dangereux, pas seulement pour les nuisibles. »
    ( Un bref historique des pesticides-suisse.syngenta.ch )

    Commençons déjà par nous défaire de deux idées reçues :
    – La première selon laquelle l’agriculture de nos grands-pères et arrières grands-pères était bio avant l’heure. Et de ce fait exemplaire à tous points de vue.
    – La seconde selon laquelle l’usage des pesticides aurait un rapport avec le fameux Surnombre.

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