Même notre civilisation toute-puissante est mortelle
Vers 650 de notre ère, un effondrement vertigineux a frappé l’empire romain. De 75 millions d’habitants, on passe à moins de la moitié. La cité de Rome comptait près de 700 000 habitants, il n’y en avait plus que… 20 000*. Les explications sont nombreuses, la faillite politique des élites, les invasions barbares, changement climatique et épidémies, etc. Mais structurellement l’effondrement est lié à l’incapacité croissante des ressources naturelles à perpétuer le développement. Non seulement l’empire romain avait épuisé les sols de sa périphérie, mais aussi ceux de l’Égypte, de la Tunisie et même de la Gaulle, pour nourrir Rome. A travers les exemples d’effondrement de civilisation, on voit ces sociétés croître d’abord sans développement des inégalités entre le peuple et les élites, puis la population et les revenus des classes populaires passer par un maximum, permettant aux élites de proliférer grâce à la captation d’une rente abondante comme jamais. Puis c’est l’implosion, les guerres, les famines, la désurbanisation, le retour à la terre… Après la chute de Rome, les paysans du nord de la France firent naître des petites communautés à la place des villas des nobles gallo-romains. En bref l’empire romain préfigure ce qui va se passer pour notre civilisation thermo-industrielle.
La complexité de notre réalité fait notre fragilité. Pendant près de 200 000 ans, nous avons vécu dans des petits groupes simples, quelques douzaines d’individus ou moins. Ce n’est que depuis 10 000 ans que certaines sociétés humaines ont commencé à grossir et à se complexifier. La manière dont nous vivons actuellement est une anomalie.
En effet dans tout système vivant, la complexité a un coût métabolique. Plus un système est complexe, plus il nécessite de l’énergie. Chez les humains, nous comptabilisons les coûts de la complexité par le travail, l’argent, le temps ou les nuisances. Dans tous les cas, il s’agit de transformation de l’énergie. Nous ne percevons pas les coûts de la complexité aujourd’hui, car ils sont subventionnés par les combustibles fossiles. Sans ces derniers, les sociétés modernes ne pourraient pas être aussi complexes qu’elles le sont. Une complexité croissante devient nécessaire pour résoudre les problèmes créés par la complexité. Les solutions à divers blocages tendent à impliquer plus de technologie élaborées, la prolifération de rôles sociaux et de spécialisations, le traitement d’une plus grande quantité d’informations. Cela engendre des coûts monétaires qui se répercutent sur chacun d’entre nous. Passé un seuil, vous payez de plus en plus pour obtenir de moins en moins de bénéfices. Quand ce niveau est atteint, une société est fragilisée sur le plan fiscal et devient incapable de résoudre les problèmes. Après avoir épuisé l’énergie bon marché et la dette abordable, nous perdons notre capacité à résoudre nos problèmes. L’endettement n’est possible que quand les économies sont en croissance, mais une économie en croissance nécessite de plus en plus d’énergie. Les deux tiers de la population mondiale sont aujourd’hui en vie grâce au pétrole. Tout repose sur l’énergie fossile, la production industrielle de nourriture, les installations sanitaires et la médecine moderne. Sans financement possible, les puits de pétrole ne sont pas forés, les champs ne sont pas ensemencés, les automobiles ne sont pas vendues, les biens et les personnes ne sont plus transportés, les gens sont au chômage. quand le système de transports tombera en panne, les villes n’auront plus de nourriture. Peut-être trois ou quatre milliards de gens mourront. C’est ce même processus de complexité croissante et ingérable sur le long terme qui a entraîné l’effondrement d’anciennes civilisations comme l’Empire romain. Le haut Moyen Âgé a été une période pendant laquelle les sociétés étaient largement simplifiées.
Le parallèle que Tainter propose entre la dépendance de l’empire romain à l’égard de l’énergie pillée chez les sociétés conquises, et notre propre dépendance énergétique nous paraît très pertinent. Si l’on suit Tainter, nous serions condamnés, dans la mesure où notre société aurait atteint son “pic de complexité”. Si l’Europe devient leader dans la transition énergétique et, plus globalement, écologique, alors elle pourra devenir l’exemple à suivre. Sinon, elle sera condamnée à devoir faire la guerre, comme l’empire romain, pour capter ce qui reste de l’énergie des autres, ce qu’elle n’aura plus guère les moyens de faire.
* LE MONDE des livres du 4 janvier 2019, Rome vaincue par les germes et le climat (commentaire d’un livre de Kyle Harper, The Fate of Rome, Climate, Disease, and the End of an Empire)
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