Comment penser
l’écologie aujourd’hui ? Quels sont les intellectuels qui
comptent dans les différentes sphères de réflexion de
l’environnement, du climat et de la biodiversité? L’équipe de
« Soft
Power » sur France Culture propose sa petite bibliothèque
idéale de l’écologie. On présente 100 éco-intellectuels, et
seulement une personne qui s’intéresse à la démographie, Françoise
d’Eaubonne. Nous lui accordons donc la primeur, pour ensuite liste
quelques personnalités à connaître.
Françoise
d’Eaubonne (1920-2005). Romancière et essayiste
prolifique, François d’Eaubonne était avant tout féministe. Elle a
cofondé le Mouvement de libération des femmes (MLF)
puis le Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar).
Sa prise de conscience écologiste progressive, imprégnée du
rapport Meadows Limits
to growth (« Limites à la croissance »)
de 1972 et des idées de Serge
Moscovici, la pousse à mener de front ces deux combats. Elle
opère dès 1974 la synthèse entre la dénonciation de
l’exploitation de la nature par l’Homme et l’exploitation de la
femme par l’homme. C’est dans Le féminisme ou la mort
(Éd. P. Horay) qu’apparaît pour la première fois le terme d’
« écoféminisme » qui sera ensuite repris par
les militantes étasuniennes, anglaises ou indiennes dans les années
1980. Au cœur de sa théorie écoféministe se trouve la
dénonciation de « l’illimitisme de la société
patriarcale », qui pousse tant à l’épuisement des
ressources qu’à une « surfécondation de l’espèce
humaine ». C’est dans ce contexte qu’elle pose
comme premier fondement de l’écoféminisme la reprise en main de
la démographie par les femmes et défend le droit à la
contraception, à l’avortement, aussi bien que l’abolition du
salariat et de l’argent, dans une logique de décroissance
économique autant que démographique.
Les
scientifiques : chimistes, biologistes, géographes, géologues…
Svante
August Arrhenius (1859-1927). Chimiste suédois, qui fut le
premier à établir un lien, dans un article publié en 1896 (« De
l’influence de l’acide carbonique dans l’air sur la température au
sol »), entre concentration de dioxyde de carbone dans
l’atmosphère et augmentation de la température terrestre, soit le
désormais bien connu « effet de serre ». [EM]
Rachel
Carson (1907-1964). Scientifique de haut niveau, rattachée
à une agence fédérale américaine, Rachel
Carson fut l’une des femmes précurseures de la question écologique
aux États-Unis. Avec son livre Printemps silencieux
(Silent Spring, préface de Al Gore), elle a livré une
analyse précoce sur le danger du DDT et des pesticides. Son
influence fut déterminante, donnant naissance à un véritable
mouvement social en faveur de l’environnement aux États-Unis et à
la création d’agences dédiées, aujourd’hui fort menacées.
[FM]
Élisée
Reclus (1830-1905). Géographe, membre actif du mouvement
anarchiste, il a forgé une géographie humaine totale, décrivant
dans La Terre (1868) les phénomènes de la vie du globe et
le rôle qu’y joue l’homme, bénéfique comme néfaste. Les
dix-neuf volumes de La Nouvelle Géographie universelle : la
terre et les hommes représentent son grand-œuvre, une
encyclopédie d’une géographie totale. [EM]
James
Lovelock (1919). Géophysicien, il a développé avec la
biologiste Lynn Margulis le concept « Gaïa » dans
plusieurs livres (Les Âges de Gaïa ; La Terre est un
être vivant, l’hypothèse Gaïa). « Gaïa »
entend décrire la particularité de la planète Terre, qu’un
certain nombre d’êtres vivants ne font pas qu’habiter, en
subissant la pression d’un milieu (dans une conception
darwinienne), mais l’ajustent aussi en retour, la transforment pour
la rendre plus propice à la vie. Selon Lovelock, la Terre n’est
pas un bloc de matière, un donné pur, c’est avant tout un vaste
organisme, vivant et rétroactif. « Gaïa » permet ainsi
de dépasser la frontière entre sujet et objet, animé et inanimé,
vivant et inerte, et de concevoir la vie comme un processus physique
autorégulateur, un vaste système symbiotique. [EM]
Lynn
Margulis (1938-2011). Microbiologiste américaine, elle a
bouleversé la biologie contemporaine avec sa théorie de l’origine
endosymbiotique des cellules eucaryotes. Elle a mis en avant la
dimension évolutive des interactions symbiotiques entre des
organismes d’origine phylogénétique différente. Elle est
également connue pour avoir créé avec James Lovelock le concept
« Gaïa ». (Voir notamment : L’Univers
bactériel. Les nouveaux rapports de l’homme et de la nature,
avec Dorion Sagan).
Jean Jouzel
(1947). Climatologue et glaciologue, membre du Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), il a notamment
étudié les évolutions passées et futures du climat de la terre.
Jean-Jouzel
est une figure renommée de l’alerte scientifique quant au
réchauffement climatique. (Voir : Climats passés, climats
futurs).
Les écologistes
André Gorz
(1923-2007). Il est l’un des penseurs qui a le plus contribué au
développement de l’écologie politique en France et au-delà.
Comme il le disait lui-même, c’est par la critique du modèle de
consommation opulent qui caractérise les sociétés contemporaines
qu’il est devenu écologiste avant la lettre. Son ouvrage pionnier
sur ce thème date de 1975 et s’intitule Écologie et
Politique. Mais aujourd’hui, à la différence d’une
écologie purement scientifique qui vise à déterminer des limites
écologiquement supportables pour le développement de
l’industrialisme, Gorz privilégie une « défense de la
nature » conçue avant tout comme la « défense du monde
vécu », qui préserve l’autonomie des individus et du
politique. Le mouvement écologiste s’est d’ailleurs construit
initialement sur la défense du milieu de vie en tant que déterminant
de la qualité de la vie. On peut retrouver l’ensemble du
cheminement de Gorz en lisant son recueil posthume Ecologica
paru en 2008. [CF]
René Dumont
(1904-2001). Ingénieur agronome, il est le premier candidat
écologiste à se présenter à l’élection présidentielle de
1974. Dans son autobiographie intitulée Agronome de la faim
(1974), il évoque sa prise de conscience des enjeux écologiques,
remettant en cause une conception de l’agronomie tournée vers le
rendement et la maîtrise de la nature. Son combat pacifiste et
anticolonialiste contre les inégalités dans le monde, couplé à
son souci de transformer les méthodes agricoles, le mènent à
défendre un « éco-socialisme », appelant à une
civilisation « de l’arbre et du jardin », dans laquelle
la paysannerie jouerait un rôle fondamental. (Ecouter le podcast).
[EM]
Patrick
Viveret (1948). De l’autogestion (PSU, Seconde gauche) aux
mouvements écologiques français actuels, le parcours de Patrick
Viveret résume bien la prise de conscience écologique de sa famille
politique, à savoir la gauche démocratique. Précocement, il s’est
intéressé à l’écologie (à partir des travaux d’Ivan Illich,
Edgar Morin ou André Gorz, ou dans une optique altermondialiste), et
a permis le renouvèlement de la pensée de gauche sur cette
thématique. Ses thèmes de travail sont nombreux (Rapport
« Reconsidérer la Richesse » sous le gouvernement
Jospin, fondateur du Mouvement Sol des monnaies citoyennes, textes
sur la refonte du PIB, délibération, démocratie et
environnement…) : ils font de Patrick Viveret l’un des
penseurs majeurs de la mouvance écologiste française. (Voir :
Reconsidérer la richesse, Attention
Illich, Une alternative de
société: l’écosociétalisme ; voir aussi Pour
une nouvelle culture politique
[avec Pierre Rosanvallon]
ainsi que son dernier livre : LaCause humaine, Du bon usage de la fin d’unmonde).
[FM]
David Abram
(1996). Notamment auteur de Comment la terre s’est tue. Pour
une écologie des sens (2013), Abram a voulu appréhender la
question écologique à partir d’une réflexion sur nos
sensibilités et leur configuration culturelle. La crise
environnementale à laquelle notre civilisation est confrontée
prendrait racine dans notre incapacité à prêter attention aux
univers terrestres que nous habitons. Ailleurs dans le monde,
d’autres communautés humaines (minoritaires, certes) nous montrent
les possibilités oubliées d’une écoute et d’un dialogue avec
la Terre. [JR]
Aldo Leopold
(1887-1948). Écologue, forestier, professeur, il participe
activement à la défense du premier espace naturel officialisé aux
États-Unis. Il critique le principe de propriété des terres qui
est selon lui incompatible avec une coexistence harmonieuse avec la
nature. Il est l’auteur de l’Almanach d’un comté des
sables, ouvrage à succès qui permît une prise de conscience
au grand public de la nécessité de protéger l’environnement. Il
fait partie du courant dit préservationniste de
l’environnement, qui affirme le besoin de préserver non seulement
une nature domestiquée, mais encore une part de sauvage. Son éthique
de l’environnement repose sur le principe suivant : « une
chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la
stabilité et la beauté de la communauté biotique » (chapitre
« Éthique de l’environnement »). Il fonde ainsi une
véritable land ethic, une éthique de la terre. [NMM]
Premiers
philosophes ayant pensé l’écologie au XXème siècle
Hans Jonas
(1903-1993). Dans Le Principe de responsabilité (1979), il
tente de construire une « éthique pour la civilisation
technologique », repensant les catégories morales du bien, du
devoir, de l’engagement, à partir d’un « principe de
responsabilité » qui lie les générations présentes à
celles futures, rendues vulnérables par une science aux pouvoirs
désormais illimités. Cette « éthique de l’incertitude »
nourrit le concept de « principe de précaution ». Ainsi,
il donne une légitimité philosophique à l’exploration
hypothétique du futur, au sens où il ancre sa réflexion sur la
prévision de l’avenir, et non sur l’analyse du passé, comme la
plupart des philosophes marxistes ou libéraux. Le souci des autres
au nom du lendemain. (Voir aussi : Eva Sas, Philosophie de
l’écologie politique et ce podcast).
[EM]
Günther
Anders (1902-1992). Philosophe allemand (notamment l’un
des penseurs de la bombe nucléaire), sa critique de la technologie
s’axe autour de l’hypothèse que l’humanité serait entrée,
après 1945 et les bombardements atomiques au Japon, dans une
nouvelle ère. Un « temps de la fin » où elle est chaque
jour en mesure d’entraîner sa propre disparition par des moyens
technologiques qui la dépasse, dans l’attente interminable d’une
« apocalypse sans royaume », une destruction sans salut…
(Voir notamment : La Menace nucléaire : Considérations
radicales sur l’âge atomique). [EM]
Felix
Guattari (1930-1992). Si l’on se souvient de Félix
Guattari d’abord pour sa collaboration avec Gilles Deleuze, il faut
rappeler ses textes tardifs, portant sur la crise écologique, où il
développait l’idée d’un paradigme écologique élargi et
complexe. Pour lui, on ne peut pas penser l’écologie sans faire
une place à la soutenabilité et le soin des milieux sociaux et
mentaux : l’écologie se doit donc d’être au moins triple.
Voir surtout Les Trois écologies (paru en 1989) et son
plaidoyer pour des réflexions et des pratiques « écosophiques ».
[JR]
Jürgen
Habermas (1929). Le philosophe allemand, héritier de
l’École de Francfort, est aujourd’hui déterminant dans la
réflexion écologique car il réfléchit à son articulation avec la
démocratie. Quand de nombreux penseurs « verts »
échafaudent des scénarios inspirés par une pensée libertaire,
sans État ni politique, difficiles à mettre en œuvre dans un cadre
démocratique, Habermas se propose notamment de refonder la
démocratie à l’âge écologique. Autour de ses travaux sur la
« démocratie participative » (ou délibérative) et le
principe de publicité des débats (éthique de la discussion), ce
marxiste sincère qui – comme Claude Lefort et Cornelius
Castoriadis avec « Socialisme ou Barbarie » –, fut
abasourdi par le totalitarisme soviétique, tente de réconcilier
écologie et démocratie. Ce faisant, Habermas combat les risques
autoritaires des pensées écologiques et refonde l’ « écologie
politique » sur des bases pluralistes en dépit de sa
fragmentation idéologique. Loin du courant de l’ « écologie
autoritaire », ou même de l’ « écologie profonde »,
sa pensée contribue à bâtir une « écologie démocratique ».
(Voir notamment La technique et la science comme idéologie,
Après Marx, Le discours philosophique de la modernité,
De l’éthique de la discussion, L’avenir de la nature
humaine). [FM]
Ulrich Beck
(1944-2015). Le sociologue allemand s’est durablement intéressé
aux problèmes écologiques, aux conséquences de la modernisation et
à la question du risque. Dans son livre majeur, La Société du
risque (1986) il remet en cause notre évaluation (ou notre
hiérarchisation) du risque qui peut contribuer à privilégier des
solutions immédiates sur des solutions durables. Ce faisant, il
réfléchit à une meilleure répartition des risques à l’âge de
la globalisation et de la « seconde modernité ». [FM]
Jacques
Derrida (1930-2004). Dans L’animal que donc je suis
(2002), Jacques Derrida observe l’oubli de l’animal dans la
philosophie moderne occidentale « logocentrée » :
il est réduit à une pure altérité, un simple mot, un « animot »,
désignant ce que l’humain n’est pas et ne veut pas être,
justifiant par répercussion son exploitation. Pourtant, la frontière
serait plus poreuse qu’il n’y paraît, notamment sur la question
du langage, reliant possiblement tous les êtres vivants entre eux.
[EM]
Arne Næss
(1912-2009). La pensée du philosophe norvégien a accompagné la
mobilisation écologique émergeante vers une radicalisation du
paradigme environnemental, de ses amorces « superficielles »
vers ses implications « profondes ». Si l’écologie de
surface se préoccupe exclusivement du traitement de tels déchets ou
de tel approvisionnement énergétique, la « deep ecology »
(ou « écologie profonde ») nous pousse à déplacer le
regard humain à une échelle plus vaste, au niveau de l’importance
intrinsèque de chaque manifestation du vivant avec laquelle nous
sommes toujours déjà en relation. Il faut que le discours
analytique autour des milieux (éco-logie) soit incarné par la
sagesse pratique de formes de vie respectueuses et soutenables
(éco-sophie). À travers la notion de flourishing
(« épanouissement »), il insiste sur le changement de
regard porté sur la nature : une relation harmonieuse comme
source de valeur. (Voir notamment : Une écosophie pour la
vie et Écologie, communauté et style de vie). [JR,
NMM]
Jacques
Ellul (1912-1994). Critique radical de l’idéologie
techniciste, qui asservit l’homme et détruit la nature, il a
prôné, avec Bernard Charbonneau, une écologie qui déconstruit le
mythe du progrès et de la technique, replaçant l’homme dans son
environnement naturel. (Voir Nous sommes des révolutionnaires
malgré nous). [EM]
Ivan Illich
(1926-2002). Prêtre autrichien-américain spécialiste de
l’éducation (concept de la « société apprenante), Illich a
publié de nombreux ouvrages notamment sur l’énergie, l’eau,
l’automobile et a contribuer à imaginer la ville écologique
future (sans voiture). Anarchiste, penseur de l’écologie radicale,
et critique de la société industrielle (illusoire et aliénante),
il a également contribué à la réappropriation chrétienne de
l’écologie. Avec le concept de « contre-productivité »,
il a pointé du doigt les dévoiements d’un productivisme retourné
comme un gant par ses propres excès. Contre la vitesse, le
développement exponentiel des activités humaines, le culte de la
croissance, il dessine une piste : une société « conviviale »,
c’est-à-dire « une telle société dans laquelle les
technologies modernes servent des individus politiquement
interdépendants, et non des gestionnaires » (Voir : La
Convivialité ; et Thierry Paquot, Introduction à Ivan
Illich). [EM]