L’année de ma naissance en 1947, la population mondiale était de 2,3 milliards. Ce chiffre me semble déjà vertigineux, 2 325 000 000 personnes. A l’heure où l’ONU annonce 8 milliards d’habitants au 15 novembre 2022, l’avenir me semble bien compromis. Si je vivais centenaire, les statistiques pour 2047 prévoient 9,275 milliards d’êtres humains, soit une multiplication par 4 au cours de mon existence. Insupportable. Comment nourrir suffisamment et loger décemment 7 milliards de personnes de plus au cours d’un seul siècle ? N’importe lequel d’entre nous devrait être terrifié par l’ampleur de cette marée humaine.
Personnellement, j’ai toujours privilégié la démarche de réflexion et de raison à partir de l’accumulation de connaissances. En janvier 1971 je lisais dans « Partisans » un dossier, Libération des femmes, année zéro. Je prends quelques notes : « Du point de vue du danger, mieux vaudrait vendre les pilules dans des distributeurs automatiques et ne délivrer les cigarettes que sur ordonnance… L’utérus des femmes est la propriété de l’Etat… Actuellement en France à la suite d’avortements, il meurt tous les ans 5 000 femmes, 10 000 à 15 000 demeurent stériles à vie et 200 000 souffrent de maladies infectieuses… »
C’était l’époque du MLF (mouvement de libération de la femme) : « Qui est le plus apte à décider du nombre de nos enfants ? Le pape qui n’en a jamais eu ? Le président qui a de quoi élever les siens ? Votre mari qui leur fait guili guili le soir en rentrant ? Ou bien vous qui les portez et les élevez ! » Je ressens déjà que la question démographique est très complexe et relève souvent d’injonctions contradictoires. Il y a le droit de la femme à disposer de son corps et le droit de la planète à ne pas être envahie par les bébés. Il y a la liberté de l’individu de choisir d’avoir une descendance (ou non) et il y a les contraintes écologiques qui préparent un avenir plus ou moins durable pour les enfants de nos enfants. J’avais été subjugué à cette époque par le titre d’un libelle qui deviendra « Lettre d’amour à l’enfant que je n’aurai pas » (Serge Livrozet).
En 1972 j’ai étudié le rapport au Club de Rome sur les limites de la croissance. Si les tendances à la croissance exponentielle de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution, de la production de nourriture et de l’épuisement des ressources restent inchangées, les limites à cette expansion sur cette petite planète seront atteintes un jour ou l’autre dans les cent prochaines années. Selon ce rapport, le résultat le plus probable sera une baisse plutôt soudaine et incontrôlable tant de la population que de la capacité industrielle.
Je suivais aussi assidûment dans Charlie Hebdo les écrits de Pierre Fournier, un précurseur de l’écologie qui pouvait écrire en 1973 : « Un fou à diplômes explique à ses étudiants : « C’est un fait d’expérience, le taux de natalité ne diminue qu’à partir d’un certain niveau de vie. Lequel niveau de vie ne peut être atteint que par l’industrialisation à outrance. Laquelle industrialisation exige une main d’œuvre abondante et donc un taux de natalité élevé. Le seul moyen de résoudre à long terme le problème de la surpopulation, c’est donc d’encourager la surnatalité. CQFD ! »
Pierre ajoutait : « Or ce fou, notez-le bien, n’est pas unique en son genre et au moins, lui est presque inoffensif puisqu’il ne fait rien d’autre que parler. Mais tous les dirigeants du tiers-monde raisonnent comme lui ; et même, disons, tous les dirigeants du monde. La puissance engendre le nombre, car le nombre fait la puissance. Le Japon surpeuplé, surpollué, coincé renonce aux mesures antinatalistes pour donner un coup de fouet à sa croissance industrielle. Il est pas encore assez gros. Il le sera jamais assez. Un rapport du MIT démontre très bien que pour amener les pays du tiers-monde au niveau de vie occidental (théoriquement nécessaire pour que la natalité s’effondre d’elle-même) il faudrait polluer la planète au point d’y détruire toute vie, et que d’ailleurs c’est impossible parce que les trois quarts des ressources indispensable à cette croissance sont déjà monopolisées par le monde riche. »
En 1974, je suis devenu écologiste, et donc antinataliste
J’ai abandonné mon slogan favori, « élection, piège à cons ». J’ai voté (à 27 ans) car un candidat écolo se présentait pour la première fois à la présidentielle, René Dumont. Enfin un vrai message pour le siècle suivant ! René, un agronome bien au fait des problématiques alimentaires mondiales, sonnait le tocsin démographique dans son programme :
« Depuis 1650, la population du globe a augmenté à un rythme exponentiel. Nous sommes près de 4 milliards, nous serons 7 milliards en l’an 2000 ; même avec une réduction importante des taux de fécondité, on ne serait pas loin de 6 milliards. C’est la FIN du monde ou la FAIM du monde. Nous sommes les premiers à avoir dit que la croissance démographique doit être arrêtée d’abord dans les pays riches, parce que c’est dans les pays riches que le pillage du Tiers-Monde, par le gaspillage des matières sous-payées, aboutit aux plus grandes destructions de richesse. L’homme attaque la nature depuis 100 000 ans par le feu, le déboisement, le défrichage, etc. Nourrir plus d’homme implique la destruction du milieu naturel. Du reste, si nous nous multiplions inconsidérément, le phosphore nécessaire à l’agriculture manquerait bientôt. Il faut réagir contre la surpopulation. En Inde surpeuplée certes, mais surtout chez les riches : 500 fois plus d’énergie consommée par tête à New York que chez le paysan indien. Ce qui remet en cause toutes les formes d’encouragement à la natalité, chez nous en France. La « France de 100 millions de Français » chère à M. Debré est une absurdité. »
Cette même année 1974 s’est tenu la première conférence mondiale sur la population (The World Population Conference) réunissant les gouvernements. On y a mesuré l’impossible dialogue entre les personnes qui se sentent concernées par les limites de l’œkoumène, la biosphère, et les personnes qui sont enrégimentées par leurs propres croyances. Dès le début de la conférence, de vives réactions se sont manifestées contre l’idée maîtresse de diminuer le nombre de naissances pour réduire les difficultés économiques. La deuxième conférence mondiale sur la démographie à Mexico en 1984 n’a pas laissé beaucoup de traces, et la troisième en 1994, au Caire, est devenu « Conférence internationale sur la population ET le développement ».
La démographie se noyait dans l’économique. Un Programme d’action sur vingt ans a été adopté, axé sur les besoins et les droits des individus plutôt que sur la réalisation d’objectifs démographiques. On prévoyait le passage d’une population mondiale de 5,6 milliards en 1994 et une stabilisation à 7,8 milliards en 2050, mais on arrive déjà à 8 milliards en 2022 alors que nous n’avons pas plusieurs planètes à notre disposition. Il me manquait un terme pour mieux désigner mon sentiment.
Enseignant en sciences économiques et sociales à partir de 1975, j’ai été amené à enseigner la controverse entre Marx et Malthus. J’avais enfin trouvé l’expression qui liait écologisme et démographie, le malthusianisme. Thomas Robert Malthus, économiste et pasteur anglican, avait mis en évidence à la fin du XVIIIe siècle une sorte de loi démographique. Quand on laisse faire la nature, les couples peuvent en moyenne faire 4 enfants par génération, ce qui fait doubler la population tous les 25 ans. Par contre l’agriculture est contrainte par les rendements décroissants : « On n’obtiendra pas avec la même facilité la nourriture nécessaire pour faire face au doublement de la population. Lorsque tous les arpents ont été ajoutés les uns aux autres jusqu’à ce que toute la terre fertile soit utilisée, l’accroissement de nourriture ne dépendra plus que de l’amélioration des terres mises en valeur. Or cette amélioration ne peut faire des progrès toujours croissants, bien au contraire. »
En conséquence, la population croit selon une progression géométrique très rapide et l’alimentation seulement comme une progression arithmétique bien plus lente. Comme la population augmente bien plus vite que les ressources alimentaires, il y a un déséquilibre qui se résout par des obstacles comme la famine, les épidémies et les guerres. Une seule solution, rationnelle, limiter les naissances. Au XXIe siècle, la détérioration brutale des ressources de la planète ne peut que confirmer le diagnostic de Malthus. Après des décennies d’agriculture intensive, l’analyse de Malthus des rendements décroissants en agriculture se vérifie aujourd’hui. Et la population s’accroît de 1 milliard de personnes tous les douze ans en moyenne ! Notre nombre a dépassé la capacité de la biosphère, d’autant plus qu’un bébé occidental va vouloir rentrer dans la société de surconsommation et de gaspillage et que les classes émergentes ne veulent qu’une chose, imiter le standard de vie occidental. Maintenant je n’ai plus peur de dire que je suis favorable comme Malthus à une fécondité maîtrisée de façon responsable.
Malthusien j’étais devenu.
Pourtant l’analyse malthusienne reste encore un tabou médiatique. Car comment ne pas avoir peur d’en parler publiquement ? Contrôler la fécondité tout en gardant le sens de l’humanisme, cela paraît pour beaucoup de gens impossible, en décalage par rapport aux conceptions communes de la liberté humaine. La procréation est aussi un sujet tellement sensible, tellement intime, en relation avec notre sexualité et nos idéologies personnelles. Ce qui me terrorise le plus, c’est de voir autant d’analystes qui ferment les yeux sur le problème de la surpopulation, quand ce n’est pas quelques personnages trop médiatisés qui dénigrent les malthusiens et favorisent ainsi notre immobilisme en matière de maîtrise de la fécondité. En voulant ignorer le poids démographique de l’humanité sur les écosystèmes, ils favorisent ce que Malthus en 1798 redoutait plus que tout autre chose, une décroissance forcée de la population humaine. Nous savons aujourd’hui de manière certaine que nous avons dépassé les capacités de renouvellement des ressources planétaires, que nous puisons sans vergogne dans notre capital naturel, que nous léguons aux générations futures un monde très abîmé aux ressources épuisées par notre expansion démographique exponentielle et notre boulimie consumériste.
Je suis né juste après une seconde guerre mondiale menée au nom du Lebensraum (espace vital) Depuis les famines, les guerres et les épidémies n’ont jamais cessé tout au cours de ma vie ; ces événements ne peuvent que s’amplifier. J’espère pourtant qu’un jour ou l’autre l’humanité arrivera de façon concertée et conviviale à définir un niveau de population et de consommation en harmonie durable avec les capacités de la Terre. Mais entre dire et faire, il y a l’obstacle de la psychologie humaine.
Si un seul enfant par femme me semblait un idéal à atteindre dans un monde surpeuplé, il y a un gouffre entre cette position théorique et la réalité du rapprochement des corps. La pensée et l’action sont intimement liés. Un discours abstrait aide sans doute au raisonnement mais n’indique pas grand chose sur l’exemplarité d’un mode de vie personnel. Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si je n’ai eu qu’un seul enfant biologiquement parlant, ce qui n’empêche pas d’en avoir élevé et éduqué bien d’autre. J’ai passé mon existence, au niveau familial et en tant qu’enseignant, à m’occuper des enfants des autres comme si c’était les miens. C’est cela seul qui compte dans la vie vécue.
De façon rationnelle, je suis bien conscient qu’un enfant supplémentaire est une charge pour la famille (nourriture, éducation…) et pour la société (gonflement du chômage, épuisement des ressources naturelles, entassement, etc.). Or c’est très difficile de séparer amour et procréation. Les surprises de la relation sexuelle et de la vie de couple transforment le choix de fécondité en événement parfois imprévu et souvent mal géré. Il y a aussi un autre paramètre incontournable, je suis homme, qu’est-ce que j’ai à dire de la fécondité ? Est-elle réservée aux femmes ? Soyons clair, je suis homme ET féministe, pour l’égalité de considération qu’on soit de sexe masculin ou féminin. Si la femme est libre de disposer de son corps et de ses ovules, de même l’homme est libre de disposer de ses spermatozoïdes. Or l’enfant naît obligatoirement de la rencontre de ces deux éléments. Le choix de fécondité n’est donc pas réservé aux femmes, ce qui complique énormément le problème de la procréation. Qui décide en fin de compte, l’homme, la femme, la société ? Avoir aucun, un seul ou plusieurs enfants découle donc d’un tas de contraintes que nous maîtrisons mal. Un seul enfant par couple, c’est une idée inapplicable. Je me suis mis en ménage avec une femme qui en avait déjà deux issus d’un premier mariage. Nous en avons fait un autre, le seul enfant biologique que j’ai eu. Comment on compte, il y a déjà trois enfants pour trois personnes ? Mais l’autre père s’est remarié, il a eu d’autres enfants : comment on compte ? J’ai adopté un enfant qui avait un géniteur ayant fait par ailleurs d’autres enfants. A tous ces pères qui sèment à tous vents, j’ai envie de leur dire : arrêtez de faire des enfant, soyez responsables de ce que vous faites !
J’ai connu l’avortement clandestin par compagne interposée en 1973 dans le cadre du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), avant même la légalisation de l’iIVG (interruption volontaire de grossesse). On m’a demandé d’assister à l’opération, méthode par aspiration, j’étais nécessairement impliqué, il faut en être conscient. Maîtriser la contraception résulte d’un apprentissage que je n’ai pas vraiment connu à une époque où l’initiation aux rapports entre les sexes était souvent inexistante. On dit que le choix de procréer relève de l’intime. En fait ce n’est que le résultat d’un conditionnement familial qui pousse le plus souvent à faire comme tout le monde sous le regard inquisiteur du groupe social, de son partenaire dans le couple ou d’une Église…. Notons aussi que trop de personnes font encore un enfant sans y penser et que les échecs de la contraception sont nombreux. Chaque année en France, il y a entre 215 000 et 230 000 interruptions volontaires de grossesse pour environ 760 000 naissances. Presque un enfant sur trois qu’on a jugé de trop, et qu’en est-il des autres ?
Ce texte essaye de faire partager mes convictions écologiques et malthusiennes, tout au moins de permettre aux lecteurs de réfléchir en toute connaissance de cause quand il s’agira pour eux de décider de s’abstenir ou procréer. Notre état d’esprit évolue parfois dans le bon sens, le XXIe siècle maîtrisera, il faut l’espérer, la fécondité humaine. Nous sommes tous concernés directement par notre capacité de procréer, amis seule l’association « Démographie Responsable » nous interpelle : arrêtons de faire des enfants de façon inconsidérée ! Malthus a été un lanceur d’alerte en 1798, marginalisé comme le sont beaucoup de lanceurs d’alerte avant qu’on ne reconnaisse, souvent trop tard, qu’ils avaient eu raison. J’ai personnellement peur de ce que la surpopulation implique, un surnombre synonyme d’étouffement, de chute de la biodiversité et de suppression de nos libertés. J’ai peur de ses conséquences visibles, une planète exsangue recouverte de goudron et de béton, qui étouffe la vie sauvage et détériore nos paysages, épuise nos ressources naturelles non renouvelables et dégrade même les renouvelables, transforme les villes en bidonvilles et nos relations interpersonnelles en sms (short message service). Mais la société actuelle diffuse un contexte culturel imprégné de croissance économique, valorisant les quantités sans se soucier de la qualité de la vie, poussant des cocoricos quand la fécondité française se redresse. Faire ou ne pas faire un enfant devrait être la décision la plus réfléchie, la plus raisonnée, la plus raisonnable. C’est une décision qui nous engage personnellement pour plusieurs années et qui modèle en même temps l’ensemble de la société et du territoire. A tous ceux qui, considérant que l’enfant est au-dessus de tout et que l’on ne saurait prôner la modération en la matière, rappelons qu’aimer les enfants, c’est non seulement leur accorder le droit à une planète vivable et agréable, mais également le droit de devenir à leur tour parents et ce au fil des générations successives. L’enfant n’ayant pas demandé à naître, toute naissance engage d’abord les parents précisait Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité. La première responsabilité de l’homme, c’est sa responsabilité vis-à-vis de sa progéniture. C’est pourquoi je peux dire, « arrêtons de faire trop de gosses », sinon le ciel va nous tomber sur la tête. Devenons tous malthusien, il en va de notre avenir.
Pour clore ces considérations personnelles, je veux préciser que la taille de la population humaine face aux ressources limitées de la planète n’est qu’un aspect du problème démographique. L’anthropocentrisme, la valorisation de l’espèce humaine, est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. N’oubliez pas que l’expansionnisme humain (démographique et économique) réduit l’espace vital de toutes les autres espèces, d’où la dramatique perte de biodiversité que nous connaissons à l’heure actuelle. C’est aussi pour cela que la philosophie de l’écologie profonde est pour moi incontournable. Ainsi ce point de la plate-forme formulée par Arne Naess : « L’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une diminution substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine requiert une telle diminution. »
Michel SOURROUILLE
PS : Interviewé en 2005, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) répondait ainsi à la question ”Que diriez-vous de l’avenir ?” :
« Ne me demandez rien de ce genre. Nous sommes dans un monde auquel je n’appartiens déjà plus. Celui que j’ai aimé avait 1,5 milliard d’habitants. Le monde actuel compte 6 milliards d’humains. Ce n’est plus le mien. Et celui de demain, peuplé de 9 milliards d’hommes et de femmes, même s’il s’agit d’un pic de population, comme on nous l’assure pour nous consoler, m’interdit toute prédiction ».