L’écologie à l’épreuve du pouvoir, c’était le titre de mon livre de 2016 aux éditions Sang de la Terre. C’est aussi le sous-titre du livre de Léo Cohen paru début 2024. Le constat est le même, la considération de l’écologie dans un gouvernement est faible, parfois même inexistante. Il est vrai aussi que le traitement médiatique de l’urgence écologique n’a émergé que tardivement. C’est seulement à partir de 1969 que LE MONDE ouvre un dossier « Environnement » au service de documentation, il n’y a pas encore de journaliste spécialisé. La conversion écologique de ce quotidien « de référence » va être lente, aussi lente que la prise de conscience générale dans une société où priment l’économique et le socio-politique sur la sauvegarde de la planète. LE MONDE n’a commencé à traiter spécifiquement d’environnement qu’en 1971, lorsque le ministère de la protection de la nature et de l’environnement a été crée. Voici l’histoire de ce ministère.
L’écologie est une préoccupation relativement récente. Le fait le plus marquant est la parution en 1962 du livre de Rachel Carson, « Printemps silencieux » . L’utilisation du DDT tuait certes les insectes, mais pouvait affamer les oiseaux. Aujourd’hui en 2024, nous en sommes toujours là, depuis ces trente dernières années la biomasse totale des insectes a diminué de 2,5 % par an. Des groupes ont commencé à défendre la nature à la fin des années 1960. En 1968, il y a création de la Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature, aujourd’hui connue sous le nom de France nature Environnement (FNE). Le 22 avril 1971, c’est la journée internationale de la terre sous l’égide de l’ONU. Et en 1972 est organisée à Stockholm la première conférence des Nations unies sur l’environnement.
Ce contexte explique la nomination en 1971 d’un secrétaire délégué de la protection de la nature et de l’environnement auprès du premier ministre. En 1973, Robert Poujade est confirmé et devient le premier de nos ministres de l’écologie. Dans son livre-témoignage de 1975, « Le ministère de l’impossible », il relate: « Vous n’aurez pas beaucoup de moyens. Vous aurez peu d’action très directe sur les choses. » prévient le président de la République Georges Pompidou. Les autoroutes se multiplient, le ministère de l’Environnement a le droit d’émettre un avis sur le tracé, en aucun cas de s’interroger sur son bien-fondé. Pompidou martèle qu’« il faut adapter la ville à l’automobile »; on ferme des voies de chemin de fer ; on développe l’agriculture intensive. R. Poujade écrit :
« Avec 300 fonctionnaires et un budget minuscule, il me fallait infléchir – essayer d’infléchir ! – la politique d’une douzaine de ministères, disposant d’administrations puissantes, et de très grands moyens…J’ai eu trop souvent le sentiment de lutter presque seul contre des entreprises que tout aurait dû condamner… On accepte de subventionner n’importe quelle activité sous la pression des intérêts privés, mais beaucoup plus difficilement de prélever une part très modeste de profits, faits au détriment de la collectivité, pour lui permettre de réparer des dommages… La civilisation industrielle a préféré le rendement immédiat à la protection des ressources naturelles. ». Son témoignage est reproduit quasiment tel quel jusqu’à nos jours.
Vingt ans plus tard,Corinne Lepage tire de son expérience gouvernementale en 1995-1997 un livre « On ne peut rien faire, Madame le ministre » :
« Le principe d’intégration qui veut que l’environnement soit intégré en amont de tous les choix publics est piétiné… Les ministères de l’agriculture, de l’industrie, des transports, de la santé, gèrent désormais seuls ou presque les pesticides et les nitrates, les choix énergétiques, le bruit des avions et les pollutions de la mer… Le ministère de l’agriculture sera celui des agriculteurs, le ministère des transports celui des transporteurs
Nommé ministre de l’écologie et du développement durable en 2004, Serge Lepeltier ose dans son allocution de départ :
« Ceux que l’on dérange, les représentants d’intérêts particuliers, ne souhaitent qu’une chose, c’est que ce ministère n’existe pas. C’est ma crainte. On ne le supprimera pas, c’est impossible politiquement. Mais, sans le dire, on risque de n’en faire qu’une vitrine. »
Chantal Jouanno, secrétaire d’Etat chargée de l’écologie en 2009-2010 :
« On m’a fait venir au gouvernement en me disant « on veut une écolo moderne ». En fait, ils voulaient l’image, mais pas le son. Et moi, j’ai produit du son ! J’étais en désaccord avec le premier ministre François Fillon sur la construction du circuit de formule 1 dans les Yvelines, ou la taxe carbone, je l’ai dit. On me l’a reproché. « Maintenant que tu es ministre, tu n’es plus une militante, mais une politique » m’a dit François Fillon. Sous-entendu : tu dois savoir taire tes convictions. .. »
Nicole Bricq, ministre (socialiste) de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie du gouvernement Hollande, n’a duré qu’un mois (16 mai 2012 au 18 juin 2012). Elle a été virée par le premier ministre (socialiste) Jean-Marc Ayrault pour avoir annoncé la suspension des permis d’exploration d’hydrocarbures, une décision pénalisant l’entreprise pétrolière Shell, qui prospectait au large de la Guyane. Sa remplaçante entre juin 2012 et juillet 2013, la socialiste Delphine Batho, a été aussi limogée par Jean-Marc Ayrault… parce qu’elle contestait la faiblesse du budget qui avait été attribué à l’écologie ! Dans son livre de 2014, « Insoumise », elle relate le clash :
« Sur RTL, j’affirme sciemment le 2 juillet 2013 que le budget du ministère de l’écologie était « mauvais”, car en baisse de 7 %. Faire de mon budget la plus forte coupe budgétaire de toute la loi de finances est lourd de sens politique ». Quelques minutes plus tard, je reçois un SMS de Jean-Marc Ayrault : « Tes déclarations sur ton budget sont inadmissibles, je te demande de rectifier. » A 18h08, le communiqué de la présidence de la République tombe à l’AFP : « Sur proposition du Premier ministre, le président de la République a mis fin aux fonctions de Madame Delphine BATHO… »
Comme le constate l’ex-ministre, « la Bourse ne fera jamais le choix de la transition énergétique. Je sous-estimais, avant d’occuper les fonctions de ministre de l’Ecologie, la vigueur du lobby pétrolier en France. Les lobbies industriels sont forts et puissants. Mais ils sont surtout forts de la faiblesse des gouvernants en face d’eux. » Son successeur de juillet 2013 à mars 2014, Philippe Martin, a dénoncé de même ces gens-là qui « chuchotent à l’oreille des puissants que cela va nuire à l’emploi, à la croissance, ils parlent mal de vous dans les dîners en ville, ils essaient d’influer les parlementaires ». Le lobbying est omniprésent.
Emmanuel Macron devient président le 14 mai 2017. Le 17 mai, Nicolas Hulot est nommé ministre d’État, ministre de la Transition écologique et solidaire. Dès sa nomination, j’ai commencé à écrire un livre sur sa problème démission. « Seul à la manœuvre », ainsi Nicolas Hulot qualifiait-il son passage au ministère de la Transition écologique en annonçant à la radio le 28 août 2018 sa décision de démissionner du gouvernement. J’avais déjà achevé l’écriture de mon livre publié sous le titre : Nicolas Hulot, la brûlure du pouvoir. Écologiste sincère et médiatiquement reconnu, le nom de Nicolas vient allonger la liste des ministres de l‘écologie repartis frustrés, dépités par leur expérience au gouvernement, ne parvenant pas à inverser durablement le cours des choses : l’effondrement de la biodiversité se poursuit, l’artificialisation des sols continue, la France est en retard sur les énergies renouvelables, la consommation de pesticides est en augmentation… Dans son ultime témoignage médiatique, Mr Hulot dénonçait lui aussi « la présence des lobbys dans les cercles du pouvoir ». Sous la présidence d’Emmanuel Macron, un palier a été franchi. Les relations entre la haute fonction publique et les grandes entreprises sont plus fortes, ce sont les mêmes copains de promo, les mêmes dîners en ville, c’est assumé et il n’y a pas de contrepoids politique.
En juillet 2022, Christophe Béchu est nommé ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. Face au Black Friday, Christophe Béchu dégaine les « dévendeurs », clip télé en faveur de la réparation et du réemploi :
« Le dérèglement climatique nous impose des choix de société. Si nous voulons mener à terme notre transition écologique, nous n’avons pas d’autre choix que d’aller vers plus de sobriété dans notre façon de consommer... »
La Confédération des PME réclame aussitôt l’arrêt de cette campagne de communication.
En 2024, Léo Cohen fait un constat similaire de blocage après avoir passé « 800 jours au ministère de l’impossible ». Membre des cabinets de Barbara Pompili, lorsqu’elle était secrétaire d’État à la Biodiversité, de 2016 à 2017, puis de François de Rugy, ministre de la Transition écologique, de 2018 à 2019, il ne peut que constater : « J’ai été deux fois conseiller dans deux gouvernements différents, issus de deux majorités différentes, et j’ai observé à chaque fois les mêmes dysfonctionnements… » La même impuissance.
Pour un livre paru début 2024, Justine Reix a mené l’enquête sur le ministère de l’écologie pendant deux ans, à la rencontre de ministres, de députés, de lobbyistes. Elle constate que le ministère de l’écologie n’a cessé de voir son budget et ses effectifs fondre, année après année et l’espérance de vie du titulaire est une des plus courtes au sein du gouvernement. Alors, le fait de placer le ministère de l’écologie comme numéro deux ou trois relève seulement de la poudre aux yeux. Roquelaure est le siège d’un ministère transversal confronté à ses ennemis, l’économie, mais aussi l’agriculture, l’éducation ou les armées. Il y a concurrence temporelle entre l’écologie – dont les bénéfices se mesurent à long terme – et un système politique centré sur le court terme, dont la priorité est de faire baisser la dette et le taux de chômage pour voir ses dirigeants réélus.
De 1971 à 2024, L’écologie, c’est toujours le ministère de l’impossible.
texte de Michel SOURROUILLE